La voie vers l’autonomie gouvernementale des nations autochtones
Quelques leçons sur la façon d’assurer le fonctionnement de nouveaux accords au Canada.
« La reconnaissance significative de l’autonomie gouvernementale des Autochtones comme l’un des trois ordres de gouvernement est l’un des grands défis de notre époque », déclare Katie Tucker.
Elle est bien placée pour le savoir, elle qui est conseillère juridique pour la Société Makivik, l’organisation de défense des droits issus de traités qui dirige les pourparlers sur l’autonomie gouvernementale pour le compte des 14 000 Inuit du Nunavik avec Ottawa et la province de Québec. Elle a fait part de son expérience personnelle lors de la Conférence de l’ABC sur le droit des Autochtones au mois de mai à Ottawa. « C’est l’affaire la plus complexe à laquelle j’ai eu l’occasion de participer. »
La complexité découle en partie de deux traités modernes qui façonnent le paysage de la gouvernance autochtone dans le nord du Québec. Le premier est la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) de 1975, qui est un accord novateur. L’autre est l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Nunavik (ARTIN) de 2006, qui couvre le territoire au nord du 55e parallèle, y compris la région maritime du Nunavik et une partie du Labrador.
Ni l’un ni l’autre de ces traités ne consacre l’autonomie gouvernementale, malgré la création de l’Administration régionale crie et l’Administration régionale Kativik pour la prestation de services publics et la supervision de divers aspects de la gouvernance, comme la gestion de la faune, le développement économique, les soins de la santé, l’éducation et les services sociaux.
« Ce sont des institutions publiques qui relèvent de la compétence du Québec », explique Me Tucker, qui travaille comme avocate chez Pape Salter Teillet. Quinze sociétés foncières travaillent également aux côtés de la Société Makivik pour gérer des terres appartenant aux communautés inuites du Nunavik.
La création espérée d’un nouveau gouvernement inuit pour l’ensemble de la région est donc susceptible de perturber les institutions établies dans le tissu social, économique et politique de la région.
« Essayer de repenser cette matrice institutionnelle, qui existe depuis maintenant plus de 40 ans, pour faire de la place à un gouvernement inuit du Nunavik est un défi », souligne Me Tucker.
Il est encourageant de constater que le gouvernement fédéral, à l’instar du gouvernement de la Colombie-Britannique, a reconnu par mesure législative le droit à l’autonomie gouvernementale. Ottawa considère maintenant que le droit à l’autonomie gouvernementale est inhérent et protégé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle. Cette position a reçu l’appui de la Cour d’appel du Québec et pourrait bientôt être confirmée par la Cour suprême du Canada.
Toutefois, même en supposant que toutes les provinces étaient prêtes à reconnaître l’autonomie gouvernementale des Autochtones (ce qui n’est pas le cas), un obstacle important demeure que les accords institutionnels, une fois établis, ont tendance à persister au fil du temps. C’est ce que l’on appelle la « dépendance à la démarche établie ». Les institutions autochtones sont enracinées dans les traités et accords historiques qui les ont créées, ainsi que dans les circonstances uniques de chaque communauté. Elles varient également d’une nation à l’autre. Entre-temps, 92 % des plus que 600 communautés autochtones au Canada n’ont toujours pas d’accord fondamental d’autonomie gouvernementale en place.
Comme le fait remarquer Tim Raybould, négociateur pour les Premières Nations : « Le volume d’activités en cours est vraiment déroutant. Et il n’y a pas de plan de match. C’est le problème : il n’y a pas de cadre réel pour la façon dont tous les éléments s’emboîtent. Ça va dans toutes les directions et il est difficile pour le gouvernement fédéral de tout coordonner ».
En s’appuyant sur son expérience, M. Raybould a quelques conseils à prodiguer aux nations autochtones aspirant à ne plus être assujetties à la Loi sur les Indiens et à prendre le contrôle de champs de compétence. Elles doivent commencer par se concentrer sur la gouvernance fondamentale et établir la façon dont elles rédigeront des lois. « De quels types d’institutions avons-nous besoin? Quels sont nos principes? Quels sont nos valeurs et nos ordres juridiques autochtones? Puis, il faut trouver un moyen de s’assurer que tout est structuré. »
Tom McCarthy, sous-ministre des Relations avec les Autochtones et de la Réconciliation de la Colombie-Britannique, soutient l’idée que l’autonomie gouvernementale est un droit inhérent, mais suggère qu’elle est « mieux exprimée par une compréhension des relations entre les gouvernements et par une compréhension coordonnée de ces champs de compétence. Souvent, la gouvernance est perçue par les groupes autochtones comme une question fédérale, soutient M. McCarthy. Ce n’est pas le cas. Si nous créons de réels partenariats pour gérer des terres et des ressources, nous avons besoin d’une bonne gouvernance. »
Selon M. Raybould, la prochaine étape consiste pour les nations autochtones à déterminer les domaines sur lesquels elles veulent avoir une autorité législative. Contrairement aux provinces, il n’y a pas de liste claire de champs de compétences. Il a d’ailleurs l’impression que le gouvernement fédéral, les provinces et les nations autochtones devront éventuellement se réunir pour clarifier ces questions par le biais de discussions constitutionnelles. En attendant, il conseille de concentrer les efforts sur les besoins immédiats, comme la gestion des terres ainsi que les services à l’enfance et à la famille, plutôt que d’aborder tout en même temps. « L’autonomie gouvernementale est autant une question de non-gouvernance qu’une question de gouvernance », précise-t-il.
Le troisième conseil de M. Raybould concerne la rédaction réussie de lois. Jusqu’à présent, seules les lois de quelques Premières Nations ont fait l’objet d’un examen judiciaire, mais cela risque de changer. Mal rédigées, elles peuvent détourner l’attention des questions juridiques fondamentales à portée de main. M. Raybould souligne que l’expertise de certains juristes est la rédaction de lois fédérales ou provinciales, et que les groupes autochtones ont besoin d’avoir accès au même niveau d’expertise.
Pour sa part, M. McCarthy met en relief l’importance de conseils équilibrés dans la prise de décisions. Il y va d’une mise en garde, disant que les nations autochtones s’appuient souvent trop largement sur des conseils juridiques externes et n’ont pas assez de conseils professionnels solides, engagés et impartiaux en matière de politiques. Il est d’avis que cette dépendance excessive aux services juridiques crée un cadre juridique étroit au moment de relever des défis pratiques, qui sont souvent mieux résolus lors de l’examen d’une gamme d’options pratiques.
M. Raybould souligne lui aussi la nécessité pour les tribunaux de faire respecter efficacement la loi. Il croit qu’ils devraient être mieux outillés pour comprendre l’intersection des systèmes juridiques autochtones et du droit de la Couronne. « Nos institutions juridiques ne sont pas encore tout à fait prêtes », affirme-t-il.
La capacité budgétaire est également cruciale pour assurer le succès de l’autonomie gouvernementale. Les parties concernées doivent être réalistes quant au coût de la mise en œuvre des programmes et à la question de savoir si les accords de financement sont suffisamment solides pour donner aux nations autochtones une « chance de lutter » pour une bonne gouvernance. Même lorsque des fonds sont disponibles, il y a un manque de personnel qualifié pour travailler dans la fonction publique, particulièrement compte tenu de la création de tant de nouvelles organisations gouvernementales. M. Raybould exhorte les groupes autochtones à travailler ensemble par le biais d’institutions partagées qui peuvent fournir le soutien requis. « Il ne s’agit pas de priver un gouvernement autochtone de son pouvoir ou de tout ce qu’il aurait pu négocier, c’est plutôt un besoin pratique », croit-il.
La coopération entre les peuples autochtones s’est révélée fructueuse dans l’avancement de l’autonomie gouvernementale. Par exemple, Me Tucker mentionne le protocole d’entente entre les Inuit du Nunavik, les Cris et les Naskapis en 2021, qui a établi un forum sur la gestion de la faune et sur l’autonomie gouvernementale. « Il s’agissait en grande partie d’un acte volontiers d’autonomie gouvernementale autochtone dans le nord du Québec. »
Me Tucker fait remarquer que ce n’est qu’en 1939 que la Cour suprême a reconnu les Inuit comme des Indiens au sens de l'article 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Là encore, le Canada et le Québec ne se sont réellement établis dans la région que dans les années 1950. Jusqu’alors, les Inuit du Nunavik fonctionnaient comme une nation autonome. « Pendant les 80 premières années de l’existence du Canada, les Inuit du Nunavik ont fonctionné sans plus de façons en conformité avec leur ordre de gouvernement aux côtés de divisions de pouvoir fédérales et provinciales, affirme Me Tucker. Le fait de devoir se battre si durement maintenant pour la reconnaissance du droit à l’autonomie gouvernementale reflète un effacement très décourageant de cette histoire. »
Dans une perspective plus large, elle estime que l’un des actes les plus audacieux que pourraient poser les peuples autochtones par rapport à l’autonomie gouvernementale serait de rédiger leur propre constitution plutôt que de se fier uniquement à la négociation d’un accord d’autonomie gouvernementale.
« C’est une très bonne occasion de prise de conscience », croit-elle. Malgré toutes les embûches potentielles du processus, « les peuples autochtones ont besoin d’espace pour envisager et pour articuler leur culture, leurs valeurs et leurs systèmes de gouvernance préférés sans ingérence extérieure ».