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Plan d’action pour limiter l’incarcération

Un projet de résolution de l’ABC presserait les gouvernements canadiens à trouver d’autres voies que l’incarcération des détenus autochtones.

Inmate corridor

Le Canada franchira bientôt un triste cap : si la tendance se maintient, le tiers de la population carcérale fédérale sera autochtone, tout comme plus de la moitié des détenues.

Ce sombre constat n’étonne pas. Les statistiques du Bureau de l’enquêteur correctionnel montrent que la population globale des détenus autochtones a augmenté de quelque 18 % ces dernières années, alors que celle allogène a baissé de plus de 28 %.

L’enquêteur correctionnel Ivan Zinger parle d’une « autochtonisation » des prisons au pays.

« Le dépassement du seuil des 50 % reflète que les efforts actuels pour inverser l’autochtonisation de la population carcérale du Canada n’ont pas l’effet désiré et que des réformes beaucoup plus audacieuses et promptes sont nécessaires », déclarait-il récemment.

En parallèle, un projet de résolution qui sera débattu à la prochaine Assemblée générale annuelle de l’Association du Barreau canadien (ABC) lance un appel à l’action immédiat pour régler le problème de plus en plus grave d’atteinte aux droits fondamentaux dans les prisons canadiennes. La résolution indique plus précisément qu’il est temps de réduire le budget du Service correctionnel du Canada pour utiliser les fonds à meilleur escient.

Selon cette résolution du Comité sur l’emprisonnement et la libération et de la Section du droit des autochtones, « les Autochtones sont surreprésentés en prison et dans les quartiers cellulaires de haute sécurité ainsi que dans les cas d’usage de la force par des agents correctionnels, de tentative de suicide, d’automutilation, d’homicide et d’isolement cellulaire, en plus de bénéficier plus rarement d’une libération conditionnelle ».

Ses auteurs réclament qu’Ottawa entame immédiatement des négociations avec les communautés autochtones pour rédiger un plan d’action afin de créer et de financer « des services préventifs bien pourvus en ressources dans les communautés » et « des solutions autres que l’incarcération ». Ils précisent que l’exécution dudit plan devra suivre sans délai.

En outre, la résolution exhorte le gouvernement à « canaliser une part du financement du Service correctionnel du Canada et des services correctionnels provinciaux et territoriaux vers les communautés autochtones pour qu’elles mettent en œuvre le plan d’action ».

Les juristes à l’origine de la résolution espèrent qu’elle éveillera les consciences aux réalités coûteuses et inefficaces des prisons canadiennes.

Où va l’argent?

Le Service correctionnel ne manque certainement pas de fonds, lui qui s’attend à bénéficier de près de 2,8 milliards de dollars au cours du présent exercice et à recevoir un budget en croissance constante dans les années à venir. (D’ici 2024, le gouvernement anticipe une hausse d’environ 10 % par rapport au budget de 2019.)

« La grande majorité de l’argent ne sert pas vraiment à l’amélioration des conditions de confinement », explique Jennifer Metcalfe, directrice générale des Prisoners’ Legal Services et membre du Comité sur l’emprisonnement et la libération.

Malgré ce budget impressionnant, le Service correctionnel rate à tout coup ses cibles en matière de soins.

« Les programmes offerts, la nourriture, les soins de santé… c’est atroce », déplore Tom Engel, membre du même comité de l’ABC et président de la Canadian Prison Law Association. Il ajoute que les détenus autochtones souffrent davantage des iniquités.

Les rapports annuels indiquent que le Service s’est donné jusqu’au début 2022 pour abaisser sous 1,27 le « taux de décès en établissement de causes non naturelles et indéterminées par tranche de 1 000 délinquants ». Pour l’exercice 2019-2020, ce taux s’établissait à 1,90. Le taux d’incidents graves dépassait de près d’une fois et demie celui ciblé. Le Service a également échoué encore et encore à fournir des services de santé mentale à au moins 90 % des détenus en ayant besoin.

L’enquêteur correctionnel a publié coup sur coup des rapports accablants sur divers sujets allant du manque de nourriture saine à la tourmente du confinement cellulaire. Pendant ce temps, les données suggèrent que les taux de récidive restent disproportionnellement élevés pour les détenus autochtones libérés des prisons fédérales.

« On ne peut plus pointer du doigt les mêmes vaines stratégies, insiste Me Metcalfe. Le SCC s’est révélé encore et toujours inadéquat ou mal outillé pour mettre fin à cette profonde injustice. »

Promesses faites, promesses brisées

L’idée de trouver d’autres avenues que l’incarcération des détenus autochtones ne date pas d’hier, mais n’a jamais abouti.

Les tribunaux n’ont cessé de répéter que le statut d’Autochtone doit être un facteur atténuant important au chapitre de l’incarcération. En 2012, dans l’affaire R. c. Ipeelee, la Cour suprême a jugé que : « [d]ans la mesure où elles ne favorisent par la réalisation des objectifs de prévention de la criminalité et de réadaptation des délinquants, les pratiques actuelles de détermination de la peine doivent être modifiées de façon à répondre aux besoins des délinquants autochtones et de leurs collectivités. »

Or, Mes Metcalfe et Engel avancent que le milieu, en particulier les avocats de la Couronne, continue d’apporter un soutien de façade à de telles considérations.

Depuis son arrivée au pouvoir, le premier ministre Justin Trudeau s’est engagé à se saisir du dossier à bras-le-corps, prenant acte des appels de la Commission de vérité et réconciliation et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

À cette fin, son gouvernement a réduit considérablement un ensemble de peines minimales obligatoires et assoupli les règles de libération conditionnelle. Ces mesures ont été applaudies, mais aussi critiquées comme étant trop timides vu l’ampleur du problème.

Plus récemment, le premier ministre a promis une « stratégie en matière de justice autochtone » pour réduire le taux d’incarcération follement disproportionné, mais il reste flou sur son lancement ou son contenu.

Des solutions communautaires

Le principe d’éviter l’incarcération fédérale des délinquants autochtones ne date pas d’hier. Il en était déjà question dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

Dans le fameux rapport, souvent ignoré, de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la prison des femmes de Kingston, Louise Arbour recommandait qu’à la « lumière du nombre disproportionné de femmes autochtones emprisonnées », les détenues autochtones purgent leur peine « sous les soins et la garde » de leur communauté autochtone, si possible.

À la rédaction du rapport il y a près de 25 ans, le Service venait d’ouvrir un premier pavillon de ressourcement pour Autochtones. « Le Pavillon de ressourcement est un exemple parfait d’une telle initiative imaginative progressiste », soulignait alors Mme Arbour.

Ces services n’ont jamais été mis à l’échelle pour répondre à la demande malgré les preuves de leur efficacité. « Ces initiatives sont systématiquement sous-financées et perdent donc tout leur sens pour la vaste majorité des détenus autochtones », précise Me Metcalfe.

Depuis, la capacité n’a pas du tout connu le même essor que la population carcérale autochtone : un rapport de l’enquêteur correctionnel de 2012 montre qu’il n’y avait que 68 lits disponibles en pavillon de ressourcement dans les communautés et moins de 200 dans les centres du Service correctionnel au pays.

La même année, l’enquêteur concluait que le Service correctionnel devait prévoir « des niveaux de financement permanent et réalistes pour les pavillons […] actuels et futurs ». Un tel financement se fait toujours attendre.

Lorsque Louise Arbour a déposé son rapport en 1996, les peuples autochtones étaient surreprésentés dans les prisons canadiennes dans une proportion de trois pour un. Cette réalité dépasse aujourd’hui les six pour un.

La sénatrice Kim Pate a tenté d’officialiser la proposition de la commissaire Arbour avec le projet de loi S-230. Une fois adopté, il permettrait à Ottawa de signer des ententes avec les populations minoritaires, en particulier les communautés autochtones, qui administreraient les peines d’emprisonnement en dehors du champ de compétence du Service correctionnel. Le projet de loi n’a pas encore été soumis à un vote à la Chambre des communes.

 

L’adoption récente du projet de loi C-15 concernant la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) apporte toutefois une lueur d’espoir. « Il y a maintenant une obligation légale de négocier sérieusement les enjeux d’autonomie gouvernementale », fait remarquer Me Metcalfe.

On s’est pourtant peu intéressé aux recours au projet de loi C-15 pour remédier à la surreprésentation des Autochtones dans les établissements carcéraux. Comme l’écrivait Murray Fallis, stagiaire en droit à la Société John Howard, dans The Hill Times l’an dernier, le refus du gouvernement de se conformer aux normes du droit international dans ses propres prisons – normes que le gouvernement a contribué à rédiger – laisse peu d’espoir quant aux retombées de la DNUDPA. « Malheureusement, si on se fie aux Règles Mandela et aux unités d’intervention structurées, la mise en œuvre de la DNUDPA pourrait n’être que de la poudre aux yeux. »

 

L’heure d’agir a sonné

« L’ABC et d’autres parties réclament la fin des pratiques d’incarcération à outrance chez les Autochtones du Canada depuis des décennies… sans succès », rappelle Me Metcalfe.

« La question a été étudiée de fond en comble. Il y a eu les rapports, puis les belles promesses rompues », confirme Me Engel. En dépit de tous les problèmes repérés et des solutions viables proposées, Ottawa n’a pas pris les choses en main pour régler le dossier.

Difficile de faire preuve d’optimisme quand les progrès tardent tant – si progrès il y a!

Le comité, qui affiche une liste impressionnante de juristes et de professeurs comme John Conroy, Michael Jackson, Mark Knox, Debra Parkes et Paul Quick, espère qu’un appel à l’action clair et limpide changera la donne.

« Cette résolution découle d’une grande frustration, pour ne pas dire d’une exaspération, à l’égard du gouvernement – celui de Justin Trudeau et ceux de ses prédécesseurs », ajoute Me Engel. L’avocat présente la résolution comme un possible outil pour éduquer la population, les personnes au pouvoir et ses pairs.

« Ce ne sont pas tous les avocats qui comprennent ce qu’est la vie en prison pour une personne autochtone, commente Me Metcalfe. Chaque année, Prisoners' Legal Services parle avec des centaines de prisonniers qui signalent d’atroces conditions de confinement et de mauvais traitements par des agents correctionnels. »

Du gouvernement fédéral aux barreaux, en passant par les provinces et les tribunaux, tout le monde convient de plus en plus de la nécessité d’un grand changement systémique pour régler la surreprésentation flagrante des Autochtones dans les prisons canadiennes.

« Nous espérons que la résolution de l’ABC fera pression sur les autorités nationales et provinciales afin qu’elles négocient sérieusement la mise sur pied de véritables solutions de rechange à l’incarcération bien financées en vue d’éliminer cette pratique », conclut Me Metcalfe.

Lire la résolution proposée

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