Au-delà du raisonnement judiciaire
Une décision de la Cour d’appel de l’Alberta relative au renvoi sur les évaluations fédérales soulève des questions.
On s’attend des juges à ce qu’ils choisissent judicieusement les mots qu’ils utilisent, pour éviter d’affaiblir leurs décisions. C’est ce qui, selon les critiques, rend si particulière la récente décision de la Cour d’appel de l’Alberta, dans laquelle la Cour déclare ultra vires la Loi sur l’évaluation d’impact fédérale.
Dans cet arrêt, la majorité conclut que la loi fédérale outrepasse les compétences dévolues à Ottawa, tout particulièrement en ce qui concerne les projets d’exploitation de ressources naturelles. Le gouvernement fédéral s’est engagé à porter cette décision en appel devant la Cour suprême du Canada.
Richard Lindgren, avocat-conseil pour l’Association canadienne du droit de l’environnement, a agi à titre de co-conseiller devant la Cour d’appel pour les organismes Environmental Defence Canada et Mines Alerte Canada. Les deux organismes faisaient valoir que le régime fédéral respecte la Constitution. Selon l’avocat, la loi fédérale peut se justifier au regard de plusieurs champs de compétence fédéraux, notamment les pêcheries, le pouvoir de conclure des traités, les relations avec les peuples autochtones, le trafic et le commerce et la compétence en matière de droit criminel.
« La juge dissidente a été sensible à certains de ces arguments, mais il est assez évident que les juges majoritaires ont préféré retenir les arguments de l’Alberta et des intervenants qui partageaient le point de vue de la province », indique Me Lindgren.
Il dit que ses clients sont déçus et étonnés des conclusions tirées par les juges majoritaires. La principale question en litige était de savoir si l’article 92A représente une forme d’immunité empêchant le gouvernement fédéral de jouer un rôle significatif dans le cadre de projets designés comportant de l’exploitation de ressources naturelles ou de l’extraction.
« Je trouve qu’il s’agit d’une proposition plutôt intéressante, affirme Me Lindgren. J’ai hâte de voir ce que la Cour suprême du Canada pensera de cette décision. »
Selon Martin Olszynski, professeur de droit à l’Université de Calgary, la décision comporte des erreurs doctrinales flagrantes. Lorsque l’on s’attarde au raisonnement qui mène à leurs conclusions, on constate qu’il est un peu boiteux, ce que la juge dissidente expose d’ailleurs de façon nette, claire et cohérente.
« Elle signale que, bien que l’on puisse parler de droit de veto et de facteurs sociaux, ce dont il est réellement question, c’est de fédéralisme coopératif et de souveraineté véritable dans les sphères de compétence propres à chaque ordre de gouvernement », observe le professeur Olszynski.
« S’il est vrai que les provinces ne sont pas les enfants du gouvernement fédéral, l’inverse n’est pas plus vrai, ajoute-t-il. Or, la conclusion qui découle nécessairement du raisonnement de la majorité est que, d’une manière ou d’une autre, le gouvernement fédéral est toujours subordonné aux politiques et préférences des provinces lorsqu’il exerce ses propres compétences en matière législative. Cela n’a aucun sens. »
Alors que, dans ses motifs, la majorité insiste surtout sur les ressources naturelles, un champ de compétence provincial, la liste de projets visés par les évaluations fédérales en comprend plusieurs qui ne touchent en rien les ressources naturelles.
« Ils avaient fait la même chose dans le renvoi relatif à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre », explique le professeur Olszynski, ajoutant que cette loi s’applique dans de nombreux domaines qui n’entretiennent aucun rapport avec l’exploitation des ressources naturelles. « Il s’agit toutefois du discours et du cadre adopté par la Cour d’appel dans les deux affaires à présent, suivant lesquels on ne viserait en quelque sorte qu’à miner l’article 92A, alors que, dans les deux cas, le champ d’application de la loi fédérale est considérablement plus large et englobe bien d’autres choses. »
Selon le professeur Olszynski, on ne peut interpréter la portée du pouvoir fédéral en ayant recours à la loi existante, car il ne s’agit pas de la même chose. La loi peut occuper tout le champ de compétence, ou seulement une partie de celui-ci. En définitive, ce qui importe, c’est que le Parlement dispose des compétences nécessaires pour légiférer.
« Encore une fois, cette Cour d’appel laisse entendre que, puisque son champ d’application va au-delà de l’interdiction de nuire à l’habitat du poisson, la Loi d’évaluation d’impact va à l’encontre de la Constitution », ajoute-t-il.
Fait intéressant, des observateurs notent que la Cour d’appel avait eu recours au même type de langage plus ou moins judicieux dans sa décision sur la tarification fédérale du carbone, laquelle a été infirmée par la Cour suprême l’an dernier (article en anglais seulement).
Me Lindgren est étonné par la quantité de remarques extrajudiciaires que comporte la décision, particulièrement dans les premiers paragraphes, sur des questions politiques, sociales et économiques diverses qui vont bien au-delà des questions constitutionnelles dont a été saisie la Cour, ce qui n’est pas sans rappeler la décision sur la tarification du carbone.
« Ce n’est pas la première fois que la Cour emploie ce type de langage en se prononçant sur la constitutionnalité de lois fédérales, remarque Me Lindgren. Ce sera intéressant de voir comment la Cour suprême du Canada répondra à ce genre de discours, si elle y répond. »
Andrew Bernstein, associé chez Torys S.E.N.C.R.L., à Toronto, estime qu’il sera plus difficile pour Ottawa d’obtenir gain de cause dans ce pourvoi que dans le renvoi sur la LTPGES. On ne sait pas ce qu’ils feront, d’autant plus qu’un nouveau juge siégera au plus haut tribunal d’ici à ce que l’affaire y soit entendue.
Quant au ton inhabituel de l’arrêt de la Cour d’appel, Me Bernstein pense que les juges majoritaires ont employé ce langage délibérément, conscients que la Cour suprême aura le dernier mot.
« Ils veulent que la Cour suprême saisisse à quel point ce sujet est chargé d’émotions pour les gens de l’Ouest, explique-t-il. Leur message : cette question nous tient vraiment à cœur et, avant d’infirmer notre décision, vous devriez comprendre à quel point les émotions qu’elle suscite sont intenses. »
Le professeur Olszynski rappelle que, dans le renvoi sur la LTPGES, la Cour suprême avait rappelé à la Cour d’appel, en écartant expressément certaines de ses conclusions, que les tribunaux se doivent d’être des arbitres neutres. Pourquoi, alors, persister avec ce discours rhétorique problématique?
« Je ne sais pas s’il s’agit d’un signal lancé à la Cour suprême, mais cela rejoint les Albertains qui sont d’allégeance politique conservatrice, avance le professeur Olszynski. Cela concorde avec leurs intérêts. Si l’affaire se rend devant la Cour suprême, et si la Cour suprême infirme une fois de plus leur décision, cela constituera une autre atteinte à la légitimité de la Cour suprême dans la province, ce qui est sans conteste voulu. »
Selon le professeur Olszynski, la Cour suprême ne sera pas sans savoir qu’un discours est en train d’être alimenté selon lequel elle est insensible aux intérêts de l’Alberta – et ce n’est pas le cas. Il suffit de lire les décisions pour constater que le raisonnement façonnant l’une d’elles est problématique, alors que l’autre ne l’est pas.
« Une première fois, on peut ne pas s’en préoccuper – l’arrêt sur la LTPGES était truffé de commentaires politiques », note le professeur Olszynski. « Mais en le voyant de à nouveau et en constatant toutes les similitudes, à un certain moment, il faut dire quelque chose. »
Selon lui, cela devient le rôle des universitaires de rappeler la Cour d’appel à l’ordre lorsqu’elle adopte une telle ligne de conduite.
Selon Me Lindgren, les juges majoritaires ont tenté de qualifier le l’essence même de la Loi sur l’évaluation d’impact, mais il estime qu’ils ont mal interprété l’objectif dominant de la Loi en étant convaincus que, pratiquement, elle confère au gouvernement fédéral un droit de veto à l’égard de tous les projets de ressources naturelles.
« Globalement, elle vise à protéger les champs de compétence fédérale contre l’incidence nuisible de projets désignés, alors je ne comprends pas très bien pourquoi les juges majoritaires, dans leurs motifs, qualifient si largement le caractère véritable, ajoute l’avocat. Ce sera l’une des questions essentielles que la Cour suprême du Canada devra trancher : quelle est la véritable nature de la Loi, et de quel champ de compétence relève-t-elle? »
Selon Me Lindgren, l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans cette affaire pourrait être le plus important en droit de l’environnement depuis Oldman River en 1992, dans lequel on avait conclu que les lignes directrices fédérales visant le processus d’évaluation en matière d’environnement liaient le gouvernement fédéral et s’étendaient aux projets parrainés par les gouvernements provinciaux.
Me Lindgren signale en outre l’affirmation de la majorité selon laquelle la Loi est inconstitutionnelle parce qu’elle ne reproduit pas le régime d’évaluation environnementale confirmé par la CSC dans l’arrêt Oldman River. La juge dissidente souligne qu’il n’existe aucune exigence consitutionnelle selon laquelle le processus d’évaluation doit être lié à une obligation positive de réglementation, comme l’affirme les juges majoritaires.
Me Lindgren observe que la portée de la Loi d’évaluation d’impact actuelle est bien plus retreinte que celle du régime d’évaluation fédéral de 1992 – une autre raison pour remettre en question la croyance des juges majoritaires que la portée de la Loi est trop large.
Tandis que trois juges ont signé l’opinion majoritaire, une quatrième juge a souscrit à la plupart de leurs motifs, à l’exception de la section où la Loi est décrite comme une expropriation de facto des ressources naturelles, à l’égard de laquelle elle a choisi de ne faire aucun commentaire.
« J’en déduis que cette juge avait certaines réserves quant à l’analyse juridique de cette section, et selon moi c’est très bien, indique Me Bernstein. Ce n’est pas nécessaire de lire jusqu’à la partie sur l’expropriation de facto pour comprendre la conclusion que tire la Cour d’appel. »
Me Bernstein affirme avoir été déçu de la décision, car elle n’explore pas en profondeur les questions d’exclusivité des compétences.
« C’est un terrain franchement aventureux », selon Me Bernstein. « Chaque affaire met en cause des lois provinciales qui ne s’appliquent pas au contenu essentiel d’une compétence fédérale. La Cour n’a cependant jamais entrepris d’examen attentif des circonstances dans lesquelles les lois fédérales ne s’appliquent pas au contenu essentiel d’une compétence provinciale, alors qu’il s’agit d’une question vraiment très intéressante. »
Me Bernstein s’attend à ce que cette question suscite davantage de débats du côté de la Cour suprême, surtout si la majorité estime que la Loi relève de la compétence fédérale, après quoi une question secondaire surgira, soit celle de délimiter son champ d’application.