L’échec des prisons canadiennes
Les conditions qui se détériorent ont atteint un niveau de crise, mais seul un événement radical fera réagir le gouvernement.
Il y a plus de 80 ans, un rapport commandé par le gouvernement sur les conditions de détention dans les prisons du Canada ne recommandait rien de moins qu'un « changement radical ».
Le rapport de cette commission royale dirigée par le juge Joseph Archambault a établi les fondements de nos prisons modernes. Elle rejetait un système fondé sur le châtiment et la punition afin d’assurer la « réforme et la réhabilitation de tous ceux qui se retrouvent dans nos prisons ».
En juin 2016, l’Enquêteur correctionnel a publié son rapport final, après plus d’une décennie en poste. Dans le document, il a décrit un système qui a atteint le point de rupture.
Dans ce rapport, et dans la panoplie d’études qu’il a publiées, Howard Sapers a décrit un système qui a graduellement tourné le dos à la réhabilitation, favorisant des peines de plus en plus longues, et qui est devenu plus sévère envers les délinquants autochtones et ceux avec des problèmes de santé mentale. C’est un système qui a eu recours à l’isolement comme moyen de faciliter l’administration des centres de détentions, ou pour pallier le manque de ressources.
Mais les réformes ont été retardées et dénoncées comme étant grossièrement insuffisantes.
Le projet de loi du gouvernement sur la réforme du système de justice, C-75, a laissé intacte une myriade de peines d’emprisonnement minimales que le Parti libéral avait pourtant promis d’abolir. Des avocats affirment que le projet ne fera rien pour réduire les taux d’incarcération.
Une série de revers devant les tribunaux de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, pendant ce temps, a poussé Ottawa à mettre un terme à son usage agressif d’isolement cellulaire. Mais la solution législative proposée par le gouvernement, le projet de loi C-83, a été jugée largement insuffisante, incluant par le successeur de M. Sapers, le Dr Ivan Zinger.
L'inaction d'Ottawa pousse les avocats à envisager de nouvelles façons de provoquer des changements.
Rapports Gladue et appuis concrets
Le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui a proposé une feuille de route afin de rétablir les relations avec les peuples autochtones, a recommandé d'abandonner les peines minimales obligatoires, de tirer parti des libérations conditionnelles et de développer les services de soutien pour tous les détenus, en prison et à l’extérieur.
Ottawa n'a pas encore donné suite à ces recommandations. Les avocats disent que les services de soutien font défaut à chaque étape du processus, et ce, depuis longtemps.
Les délinquants autochtones représentent près de 30% de tous les détenus sous responsabilité fédérale, soit environ 3 850 personnes, un chiffre qui augmente constamment.
Le gouvernement reconnaît que les gens issus des peuples autochtones sont emprisonnés plus jeunes, sont libérés sous condition moins souvent, et donc plus tard, sont surreprésentés en isolement et surreprésentés en détention provisoire.
C'est pourquoi des soutiens spécifiques ont été conçus pour aider à la réinsertion des détenus autochtones dans la communauté, comme les pavillons de ressourcement. Mais ces pavillons ne sont présents que dans certaines régions du pays et ont une capacité combinée d'un peu plus de 400 lits, en plus de n’être généralement disponibles que pour les détenus à sécurité minimale.
Les rapports Gladue, qui doivent informer les juges de la situation personnelle du délinquant, y compris des conséquences du colonialisme, n'ont pas tenu leurs promesses en raison de l'augmentation des peines minimales obligatoires, du sous-financement de l'aide juridique et du manque de services post-libérations.
Tom Engel, d’Engel Law à Edmonton, propose une mesure qu’il décrit comme radicale, mais nécessaire : « Utilisez le pardon prévu dans le Code criminel afin de réhabiliter immédiatement tous les délinquants autochtones qui purgent une peine pour des crimes non violents », dit-il.
La vie derrière les barreaux
Le problème est aggravé par le fait que même les services de base font souvent défaut. De nombreux clients de Me Engel se retrouvent dans le centre de détention provisoire d'Edmonton en attendant leur procès. « Ils ne peuvent pas obtenir de soins de santé de base, ce qu'ils peuvent obtenir lorsqu'ils se rendent dans un pénitencier fédéral », dit-il. « Les soins de santé sont censés être fournis en prison selon les mêmes normes que dans la communauté… [Mais] c'est n’importe quoi. Ils ne s'en approchent même pas. »
Le problème est évidemment plus grave si l’accusé a des problèmes de santé mentale ou de peine à se désintoxiquer. « Vous ne pouvez pas passer un examen médical, qui est nécessaire pour entrer dans un centre de traitement privé », précise l’avocat.
Dans les prisons, en particulier les établissements à sécurité maximale, les services sont aussi bien souvent insuffisants. Jennifer Metcalfe est la Directrice générale de Prisoners’ Legal Services à Vancouver. Son bureau agit notamment auprès de détenus de l'établissement Kent, un établissement à sécurité maximale, et a récemment déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne contre les défaillances systémiques subies par les détenus ayant des problèmes de santé mentale. « De nombreux prisonniers ont déclaré qu'ils estimaient avoir besoin d'être suicidaires pour pouvoir bénéficier de [ces] services », dénonce la plante.
Jennifer Metcalfe souligne en outre que les détenus sont de plus en plus souvent confinés à leur cellule, alors que les gardes multiplient les moyens de pression pour protester contre les conditions inadéquates et le manque de soutien.
Procédure équitable
Or, malgré toutes ces sonnettes d'alarme, Ottawa tarde à agir.
Pour Me Engel, il est grand temps que les attitudes changent, et il ne souhaite rien de moins qu’un arrêt Jordan pour le système correctionnel.
« Tant que les juges ne commenceront pas à suspendre les recours dans les cas où des personnes seront traitées de manière cruelle et inhabituelle, rien ne changera », dit-il.
Il mentionne le rapport Arbour, qui a jeté un regard sérieux sur l’incarcération au Canada, et qui a recommandé que les peines tiennent compte des conditions de détention.
Me Engel croit que les avocats doivent commencer à se servir de l’article 24(1) de la Charte lorsque leurs clients ont été injustement placés en isolement, se sont vu refuser des soins de santé de base ou des services nécessaires à leur réhabilitation.
Parce que tant que les détenus ne verront pas leurs peines réduites ou qu’ils seront libérés, le gouvernement ne sera pas vraiment poussé à agir.