Les risques posés par les directives au jury
La récente décision de la Cour suprême dans R. c. Barton rappelle le besoin d’aller au-delà des idéaux de « réconciliation » et de remettre en question les croyances fondamentales du système judiciaire pour les peuples autochtones.
Les appels à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation incluaient de la formation en droit autochtone et en compétences culturelles pour les étudiants en droit et les professionnels du milieu juridique, ainsi que la création d’instituts de droit autochtone. Ces recommandations posent des défis critiques, voire existentiels pour la pratique et le raisonnement juridique au Canada.
La récente décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Barton illustre bien ces défis. Dans Barton, la cour a recommandé des directives spéciales à l’intention des jurys dans le but de réduire les préjugés à l’égard des personnes autochtones. Du même coup, elle a réitéré la croyance répandue en un juré idéal, qui met de côté ses préjugés quand on lui demande de le faire.
Or, des recherches empiriques suggèrent que mettre de côté ses préjugés est une activité continue d’introspection et de prise de conscience. Les directives au jury dans Barton peuvent avoir l’effet contraire d’exacerber les préjugés raciaux et rendre la récusation de jurés plus difficile. Pour faire les choses différemment, nous devons remettre en question les hypothèses fondamentales concernant notre système de justice.
Par respect pour ceux qui peuvent avoir été victimes de violences sexuelles, cet article comporte des sections distinctes. La section « Aperçu des motifs » contient une description des faits de Barton qui peuvent être traumatisants pour certains lecteurs. L'argument principal de cet éditorial se trouve dans la section « Directives au jury et réduction des préjugés », qui ne contient pas de description des événements.
Aperçu des motifs
Le 21 juin 2011, Cindy Gladue est décédée des suites d'une perforation de plus de 11 centimètres de long traversant complètement sa paroi vaginale. Bradley Barton, un déménageur longue distance, a admis avoir eu des relations sexuelles avec Cindy alors qu'elle était en état d'ébriété. Un jury a acquitté Barton du meurtre et de l'accusation incluse d'homicide involontaire.
La Cour suprême du Canada a conclu que le juge du procès avait commis une erreur dans ses instructions au jury. Le juge Michael Moldaver, écrivant au nom des juges Suzanne Côté, Russell Brown et Malcolm Rowe, a noté que le juge du procès n’avait pas respecté les protections prévues contre l’utilisation des antécédents sexuels de la victime à des fins irrégulières et ordonné la tenue d’un nouveau procès sur l’inculpation pour homicide involontaire coupable.
Les conclusions de la cour démontrent que la défense de Barton s’appuyait non seulement sur des insinuations abusives sur l’histoire sexuelle de Cindy, mais aussi sur une part de préjugés raciaux quant à la valeur des femmes autochtones. Tout au long du procès, Cindy a été qualifiée de « fille autochtone », de « femme autochtone » et de « prostituée ». À titre de défense, Barton a témoigné qu'il avait payé 60 $ à Cindy « pour tout » et qu'elle « savait ce pour quoi elle venait ». L’avocat de la défense de Barton a déclaré franchement: « C’est une prostituée qui consent à avoir des relations sexuelles », et il n’y a « aucun gémissement de désaccord, mais seulement un gémissement d’accord ».
Directives au jury et réduction des préjugés
La cour a reconnu qu'il existe un problème systémique dans le système de justice, enraciné dans la colonisation. Mais sa croyance quant au fait qu’il peut être réglé, même partiellement, au moyen de directives au jury est probablement incorrecte.
La cour a ordonné aux juges du procès de donner des directives précises au jury dans les affaires d'agression sexuelle où la plaignante est une femme ou une fille autochtone. Ces directives informeraient les jurés que les peuples autochtones du Canada - et en particulier les femmes et les filles autochtones - étaient soumis à un long historique de colonisation et de racisme systémique, dont les effets continuent de se faire sentir, et mettraient en garde les jurés contre plusieurs stéréotypes sur les femmes autochtones qui exercent le commerce du sexe.
Il n'est pas clair, cependant, que les directives au jury réduisent réellement les raisonnements basés sur les préjugés. Au contraire, une telle approche peut avoir pour effet d’exacerber les préjugés et, en même temps, de placer les jurés à l’abri d’une récusation.
Shari Seidman Diamond, professeur de droit et de psychologie sociale, décrit « l’effet incertain » des interventions destinées à éliminer les préjugés implicites chez les jurés. De même, Jennifer Elek et Paula Hannaford-Agor rapportent que des directives au jury peuvent provoquer de l'hostilité et de la résistance, et peuvent même exacerber les expressions de préjugés.
En raison de ces limitations, ces chercheurs ont suggéré, avec d'autres, l'utilisation de tests d’idées préconçues pour la sélection de jurés, ainsi que l'utilisation de directives qui expliquent clairement le phénomène cognitif subtil d’idée préconçue d'une manière qui favorise l'auto-évaluation et la sensibilisation, et fournit aux jurés une motivation interne pour faire face aux préjugés raciaux.
Cela ne veut pas dire que les directives ne peuvent pas être efficaces pour réduire les préjugés chez certains jurés; toutefois, les tribunaux doivent faire preuve de prudence lorsqu'ils s'appuient sur des hypothèses concernant le juré idéal lors de la création de nouveaux outils. Les préjugés raciaux ne peuvent pas être éliminés.
Pour mettre en œuvre les appels de la CVR, il est nécessaire d’interroger de manière critique la manière dont les choses se font. Cela peut vouloir dire se tourner vers d'autres disciplines afin de mieux comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas dans le système de justice. Une profonde réflexion s’impose sur les effets des préjugés raciaux sur la marginalisation et l’exclusion des peuples autochtones dans le système de justice canadien.