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Un accord inéquitable

Ça sera au tour de la Cour suprême du Canada de se prononcer sur la clause d’arbitrage obligatoire d’Uber pour ses travailleurs.

Car with Uber sign in window

On l’a tous déjà fait. On télécharge la mise à jour d’un logiciel ou d’une application, et un long texte en petits caractères apparaît qui établit les conditions, suivi d’un bouton « Cliquez oui si vous acceptez les termes ». Et on clique sur le bouton sans lire le texte, parce que la vie est trop courte.

Habituellement, ça fonctionne très bien – jusqu’à ce que ça ne fonctionne pas. Cet automne, la Cour suprême du Canada doit entendre l’appel d’une décision de la Cour d’appel de l’Ontario qui a statué que la clause d’arbitrage étranger de Uber était à la fois illégale et abusive en common law. C’est un dossier qui a commencé avec une personne qui a lu le texte en petits caractères, et qui pourrait avoir des conséquences fascinantes pour l’économie du partage.

David Heller vit en Ontario, a fait des études secondaires et, au moment de son audience devant la Cour d’appel en 2018, utilisait l’application d’Uber pour gagner entre 400 et 600 dollars par semaine en fournissant des services de livraison de nourriture à Toronto. Pour utiliser l’application, il a dû cliquer sur « oui » dans un contrat de service avec Uber qui inclut, entre autres choses, une clause d’arbitrage.

En 2017, M. Heller a lancé un recours collectif visant à faire déclarer que les résidents de l’Ontario qui ont utilisé l’application d’Uber pour fournir des services de transport ou de restauration sont des employés d’Uber (et non des contractants indépendants, comme les décrit Uber). Par conséquent, la clause d’arbitrage de l’entreprise équivaudrait à une sous-traitance illégale de ses responsabilités en vertu de la loi provinciale sur les normes d’emploi. Il réclame 400 millions de dollars de dommages et intérêts.

Uber Technologies est incorporée au Delaware. Uber B.V. utilise la technologie de l’application d’Uber à l’extérieur des États-Unis, du Brésil et de l’Australie, et est incorporée aux Pays-Bas. La clause d’arbitrage d’Uber exige que les litiges avec les conducteurs soient réglés dans le cadre d’un processus de médiation et d’arbitrage basé à Amsterdam.

Une fois que vous avez additionné l’ensemble des frais non remboursables et administratifs, la soumission d’un litige au processus d’arbitrage coûterait environ 14 500 dollars américains à un conducteur, sans compter le billet d'avion aller-retour pour Amsterdam et les frais de subsistance. Selon la Cour d'appel, Heller gagnait entre 20 800 et 31 200 $ par année en tant que chauffeur UberEATS, avant impôts.

« Lorsque vous épluchez l'oignon, cette clause d'arbitrage oblige essentiellement des personnes qui gagnent très peu d’argent à trouver beaucoup d'argent pour payer un arbitrage », explique Sean FitzGerald, avocat en droit du travail chez Miles Davison LLP à Calgary.

Le juge Paul M. Perell de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a traité la cause de M. Heller comme une simple question de contrat librement conclu et il s’est rendu à la demande de Uber de rejeter le recours collectif.

La Cour d'appel a vu les choses autrement, statuant à l'unanimité que l'on pourrait supposer, aux fins de l'appel, que les conducteurs d'Uber sont des employés d'Uber et sont régis par la Loi sur les normes d'emploi. « En tant que résident de l'Ontario », a écrit le juge Ian V.B. Nordheimer, M. Heller « a droit aux avantages de base et aux protections prévues par les lois de l’Ontario. Il ne devrait pas être laissé dans une situation où ces avantages et protections sont établis par les lois d'un autre pays ».

Mais c’est sur la question du caractère « inacceptable » de la clause d’arbitrage que la Cour d’appel a estimé que la cour de première instance avait commis des « erreurs de fait manifestes et importantes ».

« La clause d'arbitrage représente une entente substantiellement déraisonnable ou injuste », a écrit le juge Nordheimer. « Un particulier avec une petite réclamation doit supporter les coûts importants de son arbitrage […], dont les honoraires sont disproportionnés par rapport au montant en cause ».

« Il existe une importante inégalité quant au pouvoir de négociation entre l’appelant et Uber – un fait reconnu par Uber… Je pense qu’on peut conclure avec certitude qu’Uber a choisi cette clause d’arbitrage afin de se favoriser elle-même et de profiter de ses chauffeurs, qui sont manifestement vulnérables par rapport à la force d’Uber sur le marché. »

Ce qui est important dans la décision de la Cour d’appel, explique Ronni Nordal, avocate spécialisée en droit du travail à Regina, est qu’elle n’élude pas la question de l’important déséquilibre dans le pouvoir de négociation entre des entreprises comme Uber et des travailleurs indépendants qui utilisent son logiciel pour gagner leur vie.

« C'est la première fois qu'un tribunal souligne réellement ce déséquilibre », précise Me Nordal. « Quelles sont les options de ces personnes si elles veulent travailler? Elles doivent cliquer sur le bouton “Accepter”… De nombreux consommateurs se trouvent dans la même situation par rapport à certaines grandes entreprises. »

La décision de la Cour d’appel cite d’ailleurs longuement l’arrêt rendu par la Cour suprême en 2017 dans l’affaire Douez c. Facebook. Dans celui-ci, la CSC a accordé à une femme de la Colombie-Britannique la permission de déposer un recours collectif contre le géant des médias sociaux – malgré la clause des conditions de service de Facebook qui stipulait que de tels différends devaient être réglés en Californie.

La décision dans Douez, explique Christopher Achkar, avocat spécialisé en droit du travail et basé à Toronto, offre l’indication la plus claire de la manière dont la CSC pourrait se positionner dans l’affaire Heller.

« Douez n'exige pas du demandeur qu'il prouve qu'il peut perdre dans un certain forum afin de pouvoir l'éviter. M. Heller n’aurait pas besoin de prouver qu’il perdrait aux Pays-Bas », estime Me Achkar.

Douez, ajoute-t-il, a évoqué un test en deux étapes pour déterminer la compétence en matière de clauses d'arbitrage. Premièrement, la société qui a rédigé la clause doit prouver qu’elle est pertinente, claire et applicable. La deuxième partie du test demande au plaignant de démontrer que la clause est inappropriée ou injuste, et c'est là que l'argument du caractère abusif intervient.

« Si la CSC croit toujours en la perspective qu’elle a énoncée dans Douez, elle n’est pas susceptible d’apprécier les arguments d’Uber », croit Me Achkar. « Ils ont clairement indiqué qu’ils considéraient ces clauses d’arbitrage comme une tentative d’éteindre les feux des poursuites judiciaires dans le cadre de leurs opérations. »

Il convient de rappeler que la Cour suprême ne se prononcera que sur la décision de la Cour d’appel d’annuler la suspension de la poursuite de Heller. Les grandes questions sur le statut délicat du travail dans l’économie du partage sont des questions qui relèvent de la législation – mais la Cour pourrait presser les gouvernements de régler le problème, estime Me Nordal.

« [La Cour d'appel] est allée un peu loin en présumant que les travailleurs d'Uber sont des employés d'Uber, et non des contractants indépendants », dit-elle. « Cela n’a pas encore été établi par le tribunal ».

« Nous savons tous que le domaine de l'emploi a changé. […] La Cour semble nous orienter vers une question de politiques – il se peut que nous devions commencer à penser en termes de "travailleurs” plutôt que de la définition étroite d’employés ».

« La CSC est souvent confrontée à des problèmes d’importance nationale », souligne Sean FitzGerald. « Jusqu'où ces sociétés devraient-elles être autorisées à enfouir de telles clauses dans ces accords, des clauses qui leur sont clairement favorables? Je pense que la CSC se prépare à rendre une décision importante ».