Passer au contenu

Les préoccupations planent pour l’avenir de la Charte

L’Association canadienne des libertés civiles tire la sonnette d’alarme concernant l’utilisation croissante de la disposition de dérogation et lance une campagne pour appeler à davantage de garde-fous

Parliament Hill
iStock/KeithBinns

Face à l’utilisation croissante de la disposition de dérogation par les gouvernements provinciaux, et potentiellement par le futur gouvernement fédéral, l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) tire la sonnette d’alarme.

Le groupe a lancé sa campagne « Sauvons notre Charte » pour exhorter le public et la classe politique à tenter de dresser davantage de garde-fous concernant le recours à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés.

« Pendant 40 ans, presque toutes les provinces se sont abstenues d’invoquer la disposition de dérogation », souligne Anaïs Bussières McNicholl, directrice du programme des libertés fondamentales de l’ACLC.

« Or, ce n’est plus le cas, et c’est préoccupant. »

Ces dernières années, certains gouvernements provinciaux se sont prévalu ou ont tenté de se prévaloir de la disposition de dérogation de la Charte pour empêcher les travailleuses et travailleurs du milieu de l’éducation de faire grève, les fonctionnaires provinciaux de porter des symboles religieux, les personnes non francophones de recevoir des services publics dans d’autres langues, les jeunes trans d’utiliser les prénoms et pronoms de leur choix à l’école, et les organisations d’exprimer leurs points de vue politiques durant l’année précédant une élection.

« Et ce pourrait très bien n’être qu’un début. »

Mme Bussières McNicholl fait remarquer que le chef de l’opposition au palier fédéral, Pierre Poilievre, a laissé entendre qu’il utiliserait la disposition pour contourner le droit qui protège la liberté de toute personne avant sa comparution devant le tribunal. Il a aussi insinué qu’il pourrait l’utiliser pour contourner l’article 12 sur les peines cruelles et inusitées.

En Ontario, le premier ministre Doug Ford s’est dit prêt à invoquer l’article 33 pour autoriser les municipalités à démanteler les campements de sans-abri. Dans la province voisine, le premier ministre François Legault pourrait l’utiliser pour interdire la prière dans les lieux publics et obliger les médecins formés au Québec à exercer dans la province pendant un certain temps.

« Cela doit cesser », soutient Mme Bussière McNicholl.

« Si les gouvernements peuvent utiliser la disposition de dérogation sans conséquence, ils n’hésiteront pas à le faire encore et encore. Si nos droits et libertés peuvent être aussi facilement bafoués, c’est que notre Charte est en danger. Et cela devrait nous préoccuper tous. »

L’ACLC demande au Parlement et aux assemblées législatives provinciales de légiférer de manière à limiter l’invocation de la disposition de dérogation à un certain nombre de conditions particulières. Notamment, son application devrait être soumise à une exigence de majorité qualifiée aux assemblées législatives, et tout recours préventif devrait être interdit. Par ailleurs, les tribunaux devraient conserver le devoir explicite de se pencher sur le recours à la disposition, et le pouvoir explicite d’invalider son application s’ils jugent l’objectif incompatible avec la structure constitutionnelle.

Dans ses lignes directrices, l’Association du Barreau canadien propose d’interdire tout recours préventif à la disposition, mais aussi d’assujettir son utilisation à la tenue d’une consultation publique significative et transparente et à l’obtention d’une majorité des deux tiers à l’Assemblée législative ou au Parlement.

Selon Emmett Macfarlane, professeur de sciences politiques à l’Université de Waterloo, l’inquiétude de l’ACLC concernant le recours à la disposition en violation des normes est légitime. Il considère que la proposition d’interdire tout recours préventif n’est pas contestable.

« Le problème avec le recours préventif, c’est qu’au lieu de simplement faire valoir le texte de loi, vous essayez d’empêcher les tribunaux de se prononcer sur celui-ci ou de conclure à son caractère problématique sur le plan constitutionnel », explique-t-il.

« Je suis d’accord pour dire que les gouvernements, en règle générale, ne devraient pas invoquer l’article de manière préventive. »

Cette interdiction est une bonne idée, croit Kerri Froc, professeure de droit constitutionnel à l’Université du Nouveau-Brunswick, mais il y aura des cas où les résultats d’un recours en justice seront évidents avant même d’être prononcés.

« Quoi qu’en dise le gouvernement québécois, je pense que personne n’aurait cru que la constitutionnalité de la loi 21 serait confirmée », soutient-elle.

« Il existe un courant de pensée qui considère que, même en cas d’application de la disposition, la décision judiciaire peut être instructive. »

Selon Me Froc, même si cela porte à une surestimation de l’influence des tribunaux sur l’opinion publique, cela reste une pratique exemplaire.

En contrepartie, Maxime St-Hilaire, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Sherbrooke, affirme qu’il existe des raisons valables d’utiliser la disposition de dérogation de façon préventive.

« Dans un État de droit, je pense que c’est une très mauvaise pratique pour une assemblée législative de répliquer à la justice », argue-t-il.

« À long terme, cela risque de saper l’autorité des tribunaux dans la société. »

Selon Me St-Hilaire, en désavouant les décisions judiciaires, les législateurs placent les juges dans une position délicate. L’article 33 a été instauré pour permettre aux décideurs politiques de déjudiciariser certaines questions.

« Il est plus logique d’utiliser cette disposition de façon préventive. Les choses sont ainsi plus transparentes », explique-t-il. « Il y a aussi un débat sur la question de savoir si les tribunaux détiennent le monopole de l’interprétation des droits, ajoute-t-il, craignant que nous ne nous dirigions vers une “juristocratie” ».

Me St-Hilaire affirme qu’aucune convention constitutionnelle sur l’utilisation de l’article 33 n’a vu le jour après l’adoption de la Charte sur son utilisation en cas d’urgence. Cette pratique suggère que l’article est devenu un outil politique, en particulier pour les gouvernements provinciaux.

Mais il est compréhensible, selon lui, que les législateurs soient tentés de l’utiliser pour mettre en veilleuse la jurisprudence relative à des dispositions spécifiques, au moins pendant cinq ans.

« La position de l’ACLC est très rigoriste ».

Même si c’est la Charte qui fait du recours à l’article 33 une décision politique, Me St-Hilaire est d’avis qu’il existe une nécessité de clarifier les conditions juridiques entourant son application, ainsi que sa légitimité politique.

Quant à l’exigence de majorité qualifiée, M. Macfarlane fait remarquer qu’on ne sait pas si l’ACLC suggère que cette exigence soit une règle juridique ou si elle la présente comme une préférence pour assurer qu’elle reçoive un large soutien multipartite.

« Si l’ACLC veut en faire une règle juridique, on entre dans un débat assez complexe sur la validité des exigences de fond et de forme dans les mesures législatives », précise-t-il.

« On ne sait pas vraiment si l’idée est de commencer à rendre ces exigences systématiques, au-delà de la disposition de dérogation. »

Si toutefois l’idée est d’en faire une règle politique, alors il est souhaitable sur le plan normatif que le recours à la disposition reçoive l’appui d’une majorité qualifiée ou un large soutien multipartite. Néanmoins, M. Macfarlane hésiterait à tenter d’en faire une obligation juridique.

Me Froc rappelle qu’il y a eu des cas, surtout au palier provincial, où le gouvernement, parce qu’il détenait une majorité de sièges, aurait pu obtenir une majorité qualifiée.

« C’est le public qui fera pencher la balance. S’il considère que la disposition a été utilisée de manière inappropriée, il ne reconduira pas le gouvernement à la prochaine élection ou, à tout le moins, minera l’appui donné au texte de loi », indique-t-elle.

« Il vaut mieux informer le public et instaurer des exigences procédurales pour favoriser les consultations publiques plutôt que de se concentrer sur le nombre de votes qu’un gouvernement peut obtenir en assemblée législative. »

M. Macfarlane est circonspect en ce qui concerne la suggestion de l’ACLC d’autoriser les tribunaux à invalider une loi malgré l’invocation de la disposition de dérogation.

« Il n’y a rien dans notre constitution qui confère ce pouvoir aux tribunaux », affirme-t-il.

« Ce que propose ici l’ACLC pourrait entraîner un excès de pouvoir judiciaire assez grave ou risquerait de conduire à une application particulière de la disposition qui serait contraire à la disposition elle-même. »

Me St-Hilaire juge qu’il serait « terrible » que les tribunaux s’autorisent à donner leur avis sur la relation entre les droits de la Charte qui ont fait l’objet d’une dérogation valable et des dispositions législatives particulières.

« Les gens auraient encore plus de légitimité pour critiquer le pouvoir des juges », dit-il.

« C’est un piège tendu pour notre système judiciaire. À long terme, cela remettrait en question l’autorité des tribunaux. Nous devrions respecter le texte clair de ce qui a été décidé en 1982, et si nous ne sommes pas satisfaits, la solution est de modifier la Constitution. »