Tourmente à la Cour suprême concernant la traduction
Plus de 6 000 décisions rendues uniquement en anglais avant 1970 suscitent des appels à l’action et une contestation judiciaire
La traduction des décisions de la Cour suprême du Canada antérieures à 1970 crée beaucoup de tourmentes.
Depuis 2021, deux plaintes ont été déposées auprès du commissaire aux langues officielles, qui a conclu que la cour enfreint la Loi sur les langues officielles en ne traduisant pas des milliers de décisions en français. La cour a refusé de le faire, soutenant que la loi ne s’appliquait pas rétroactivement, ce qui a mené à une poursuite contre le bureau du registraire de la cour. Dans le dernier rebondissement, la cour a décidé de commencer à traduire certaines décisions « importantes » antérieures à 1970 et a retiré toutes les décisions unilingues de son site Web, soulignant qu’il est possible de les trouver sur d’autres sites d’accès public.
Étienne-Alexis Boucher, directeur général de Droits collectifs Québec, le groupe de défense des droits civils qui a soulevé la contestation judiciaire, dit que la décision du registraire n’est pas suffisante. Le groupe entend poursuivre devant la Cour fédérale le recours, dans lequel il demande des excuses, un échéancier pour la traduction ainsi que des dommages-intérêts d’un million de dollars, qu’il souhaite verser à un organisme faisant la promotion de la langue française devant les tribunaux.
« Le commissaire a dit qu’il y avait eu infraction, mais la Cour suprême a reporté le jugement en question. Nous voulons que la Cour fédérale prenne position sur ce point », affirme M. Boucher, insistant sur le fait que leur cause est toujours pertinente malgré le geste unilatéral.
La plus haute cour du pays publie toutes ses décisions dans les deux langues officielles depuis 1970, peu de temps après l’adoption de la Loi sur les langues officielles. Toutefois, plus de 6 000 décisions rendues avant 1970 n’ont pas été traduites. La cour a déjà estimé qu’il faudrait environ dix ans à une centaine de traducteurs pour achever le travail, à un coût estimé entre dix et vingt millions de dollars. Elle note que ces traductions ne seraient pas considérées comme « officielles » parce que les juges qui les ont rédigées ne sont plus vivants.
Lors de sa conférence de presse annuelle en juin, le juge en chef Richard Wagner a rejeté la nécessité de traduire les décisions, affirmant qu’elles étaient de peu d’utilité et ne feraient que « plaisir à ceux qui sont amoureux du patrimoine culturel juridique », ce qui a provoqué un tollé dans la communauté juridique.
La décision de poursuivre le registraire est une distinction fine, étant donné que les juges jouissent de l’immunité de responsabilité civile pour les actes commis en leur qualité de juges et que la cour n’est pas une personne morale susceptible d’être poursuivie dans une poursuite en responsabilité.
« Le registraire est inscrit dans la Loi sur la gestion des finances publiques, ce qui en fait peut-être un défendeur approprié », selon Eugene Meehan, associé chez Supreme Advocacy, à Ottawa.
Plus tôt cette année, le commissaire aux langues officielles a ouvert une enquête à la suite d’une plainte de Droits collectifs Québec et a conclu que toutes les décisions publiées par la cour sur son site Web doivent être disponibles dans les deux langues officielles, car cette offre en ligne constitue une communication au public par une institution fédérale. Il a accordé un délai de dix-huit mois à la cour pour remédier à la situation.
« Je dois mentionner que ce n’est pas la première fois que j’enquête et que je fais des recommandations à la Cour suprême du Canada concernant l’absence d’une langue officielle dans les décisions publiées sur son site Web avant 1970 », a déclaré le commissaire Raymond Théberge dans un communiqué publié le 18 novembre.
Il ajoute être au courant de la décision récente du registraire, et soutient que la Loi sur les langues officielles et son règlement stipulent clairement que les communications au public publiées par les institutions fédérales sur leurs sites Web doivent être disponibles en français et en anglais.
« Je continuerai à suivre de près les développements dans ce domaine », a dit M. Théberge.
Me Meehan fait noter que la décision qu’a rendue le commissaire au mois de septembre a mis la Cour dans une situation difficile, car elle suggère la nécessité de tout traduire.
« La solution de la Cour suprême est intelligente, croit Me Meehan. C’est une solution de fortune, quoique raisonnable et proportionnée. La cour s’est engagée à traduire les décisions importantes rendues avant 1970 et à les afficher sur son site Web. Cela semble être un juste compromis entre ne rien faire et traduire plus de 6 000 décisions. »
Cependant, les critiques se demanderont qui détermine ce qui constitue une décision importante.
« Pour parler clairement, dans de nombreux cas, cela a tendance à être une évidence, dit Me Meehan. Notre cabinet suit la fréquence à laquelle les décisions passées sont citées par les tribunaux. La décision de 1904 dans l’affaire Miller v. King, qui a rejeté la demande d’indemnisation d’un travailleur et qui n’a pas été citée depuis 120 ans, doit-elle être traduite immédiatement ou jamais? »
Emmett Macfarlane, un professeur à l’Université de Waterloo qui étudie de près la Cour suprême, dit que la décision de la cour de revenir sur sa position « obstinée » est une bonne décision.
« La justification du juge en chef pour ne pas traduire des décisions historiques a fait l’objet de confusion et de la condamnation de nombreux membres de la communauté juridique, et ce à juste titre, dit-il. Je ne sais toujours pas comment ils cerneront les décisions importantes ou pertinentes, et je pense que le gouvernement devrait fournir suffisamment de fonds pour veiller à ce que tous les jugements écrits soient correctement traduits. »
Quant à la décision de retirer les décisions unilingues du site Web, M. Macfarlane dit que c’est malheureux et inutile.
« Il faut trouver un équilibre entre les exigences d’égalité linguistique et le besoin de transparence et de rendre ces décisions accessibles au public, même si elles sont uniquement en anglais. »
Denis Frawley, associé chez Momentum Law à Toronto et président de la Section des juristes d’expression française de common law de l’Association du Barreau canadien, soutient que la réponse « pragmatique » de la cour ne règle pas la question, car il y aura encore des cas où d’anciennes décisions seront citées dans des jugements actuels.
« S’il s’agit d’une décision antérieure à 1970, que se passe-t-il avec la traduction? demande Me Frawley. Les jugements actuels sont traduits, alors que font-ils des extraits qu’ils citent? S’ils ne traduisent pas l’ensemble du jugement, traduisent-ils simplement l’extrait? Cela pourrait ne pas suffire à comprendre l’ancienne affaire. »
Me Frawley croit que c’est particulièrement important pour les juristes qui pratiquent en français à l’extérieur du Québec, car bon nombre de ces décisions ont valeur de précédent en common law plutôt que dans les administrations de droit civil ou pour les lois fédérales qui s’appliquent au Québec.
Il est d’avis que cette affaire fait ressortir l’importance de pouvoir intenter des actions en justice.
« Une plainte administrative a été déposée auprès du commissaire aux langues officielles, une enquête et un rapport ont été produits, et la question est en suspens depuis un certain temps, dit Me Frawley. Ce n’est pas pour rien que l’affaire a été déposée il y a deux semaines, et une semaine plus tard, le registraire prend des mesures énergiques. Il renforce la nécessité d’actions en justice pour stimuler le mouvement des autorités publiques. »
Il souligne la récente décision de la Cour suprême dans l’affaire Tayo Tompouba, qui a affirmé le droit à un procès dans la langue officielle de son choix.
« Étrangement, vous avez la cour qui dit dans cette décision que ces droits sont sérieux et qu’ils doivent être pris au sérieux, et que vous ne pouvez pas contourner ces droits, dit Me Frawley. En revanche, si vous prenez ces questions au sérieux, alors pourquoi ces décisions ne sont-elles pas traduites? »
La façon dont elles sont traduites est un autre problème. Alors que beaucoup considèrent l’IA comme une solution, il existe des préoccupations légitimes concernant la traduction basée sur l’IA.
M. Boucher reconnaît que, bien que la traduction par IA puisse aider dans ce processus, un traducteur officiel doit approuver toutes les versions finales des traductions.
« Pour nous, c’est non négociable. Oui à l’IA, mais pas entièrement, dit-il. Une personne doit approuver la version finale pour que celle-ci puisse être officielle. »
Le président de Droits collectifs Québec, Daniel Turp, rejette également l’idée que ces traductions ne seraient pas considérées comme officielles si le juge qui les a rédigées n’est plus vivant pour les signer.
« Cela n’a aucun sens, selon Me Turp. C’est une question que nous voulons plaider parce que la Cour suprême, à notre avis, a tort lorsqu’elle dit que les traductions qu’elle doit exécuter ne sont pas officielles. Si elles ne le sont pas, elles enfreindront la Loi sur les langues officielles et, encore une fois, l’idée que la version anglaise est prééminente reste. Ce n’est pas acceptable lorsqu’il s’agit de l’égalité des deux langues officielles. »
M. Boucher fait allusion à la propre décision de renvoi de la cour dans l’affaire Droits linguistiques au Manitoba, où la province était tenue de traduire ses lois dans les deux langues, même si Louis Riel n’a pas pu approuver les traductions de lois antérieures.
Il n’accepte pas non plus l’excuse voulant qu’elle manque de ressources pour effectuer le travail.
« Combien de jugements de la Cour suprême ont dit que le manque de ressources n’est pas une excuse pour ne pas respecter les droits fondamentaux des Canadiens? » demande M. Boucher.
« Nous disons la même chose – que ce n’est pas une excuse. Je suis sûr que le gouvernement fédéral sera ouvert et généreux à l’égard de certaines demandes de la cour afin qu’elle ait plus d’argent pour traduire ces jugements. »