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Une politique d’immigration robuste doit considérer l’être humain comme une espèce migratrice

Louise Arbour, ancienne juge de la Cour suprême, soutient que les pays ne peuvent pas gérer leurs frontières sans parler à leurs voisins.

Louise Arbour speaks to conference attendees
John Ashmore

À une époque où de nombreuses personnes voient les Nations Unies comme une institution défaillante et incapable de traiter les questions urgentes de l’heure, Louise Arbour voit les choses différemment.

Elle dit que les gens croient que le volet politique de l’ONU – l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité – souffre de paralysie, et reconnaît qu’il a cruellement besoin d’une réforme. Pourtant, l’organisation compte beaucoup d’autres pièces actives.

Mentionnant des organismes comme UNICEF, le HCR, le Programme alimentaire mondial et l’Organisation mondiale de la santé, Me Arbour a dit aux participants et participantes réunis à Montréal dans le cadre de la Conférence de l’ABC sur le droit de l’immigration qu’il s’agissait là de l’ONU et que cette organisation accomplit tous les jours du travail formidable.

Dire que l’ONU ne sert plus ses objectifs, c’est seulement observer ses parties visibles. Faisant une analogie avec des chiens qui dansent, elle est d’avis que la question n’est pas de savoir à quel point ils dansent bien. Le simple fait qu’ils dansent mérite d’être souligné. À certains égards, il en va de même pour les Nations Unies.

« Si nous essayions de créer aujourd’hui une organisation unique dont tous les États de la planète seraient membres, je ne pense pas que nous pourrions y parvenir, a affirmé Me Arbour. Une tribune unique où ont lieu des conversations, y compris celles autour du Pacte mondial, a quelque chose de résolument irremplaçable. Ce n’est pas rien. »

L’ancienne juge de la Cour suprême a occupé plusieurs postes de haut niveau à l’ONU, y compris ceux de Haut-Commissaire aux droits de l’homme et de procureure générale du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Jusqu’à la fin de 2018, elle a été représentante spéciale du Secrétaire général pour les migrations internationales, ce qui a conduit à l’adoption du Pacte mondial sur les migrations.

Le Pacte est le premier accord sur une approche commune des migrations internationales négocié au niveau intergouvernemental, et il couvre toutes les dimensions de celles-ci.

Adopté en 2018, il établit 23 objectifs pour mieux gérer les migrations aux niveaux local, régional, national et mondial, et pour renforcer la coopération internationale.

Selon Me Arbour, le travail réalisé dans le cadre de l’élaboration du Pacte a clairement montré qu’il ne peut y avoir une politique migratoire sophistiquée à l’échelle nationale si le reste du monde n’est pas pris en compte.

« Vous ne pouvez pas gérer vos frontières sans parler à vos voisins proches et lointains, croit-elle. Dans le domaine des migrations, le manque de coopération internationale qui existait jusqu’à l’avènement du Pacte mondial est un phénomène étonnant, car il est si évident qu’il s’agit d’un enjeu vraiment international. »

Elle a partagé une anecdote de 2008, alors qu’elle cherchait une nouvelle maison. Lorsqu’elle pensait à la maison de ses rêves, son agent immobilier lui a demandé si elle se voyait dehors regarder la maison ou à l’intérieur regarder le monde.

« Pour moi, c’est une métaphore qui est très révélatrice quand nous examinons les questions de migration. Je ne peux pas comprendre comment nous avons des conversations au sujet de la migration au Canada sans jamais entendre la moindre référence au grand enjeu de la mobilité humaine. »

Il est utile de prendre du recul et de voir les humains comme une espèce migratrice.

Me Arbour dit que les négociations entourant le Pacte ont éclairé certains États membres, car elles ont dévoilé des informations qui étaient « assez surprenantes », notamment que les pays d’origine, de transit et de destination ne sont plus la réalité. Des pays comme le Mexique et le Maroc sont ces trois choses à la fois.

La genèse du Pacte a été la soi-disant « crise de l’immigration » en Europe en 2016, qui a généré une panique morale selon laquelle l’Afrique allait affluer dans le vieux continent. Pendant les négociations, Me Arbour se rappelle que la seule chose dont les Européens voulaient parler était des moyens de renvoyer les demandeurs d’asile, les réfugiés et les migrants.

Il n’est pas surprenant que les pays d’origine n’aient pas été d’accord avec cette idée. C’est parce qu’ils reçoivent des transferts de fonds, les petites sommes d’argent que les 280 millions de migrants dans le monde envoient chaque année chez eux. En 2022, le montant total de ces transferts de fonds dans le monde dépassait les 700 milliards de dollars. De ce montant, environ 450 milliards de dollars étaient destinés à des pays en développement. Ce que les travailleurs migrants envoient chez eux représente historiquement environ trois fois le montant de l’aide financière que les gouvernements envoient aux pays en développement.

Me Arbour a souligné que les transferts de fonds représentaient jusqu’à 20 % du PIB de certains pays.

En conséquence, les pays d’origine avaient peu d’intérêt à parler aux Européens d’un droit au retour, car, économiquement, cela n’avait tout simplement aucun sens.

« C’est une contribution massive. Ici, au Canada, cela signifie que nous n’avons pas à dépenser autant en aide au développement par le biais de nos impôts parce que les migrants envoient leur propre argent, après avoir payé des impôts, chez eux en très grandes quantités. Cependant, vous n’entendez jamais une conversation sur la politique canadienne en matière de migration qui met en contexte cette politique, c’est-à-dire de l’intérieur de la maison en regardant le reste du monde, et qui demande la place que nous y occupons. C’est là que nous avons une vision très insulaire. »

La négociation du Pacte a révélé beaucoup d’informations sur la mobilité humaine, comme la profondeur des stéréotypes et des hypothèses que nous formulons collectivement, soutient Me Arbour, en particulier que ce ne sont que les pauvres qui se déplacent.

Selon elle, il s’avère que les personnes démunies ne se déplacent pas, car elles sont trop pauvres pour le faire. Aussi, le grand paradoxe de l’immigration est que le développement augmente la mobilité. Selon le rapport de 2022 de l’Organisation internationale pour les migrations, la plus forte augmentation de la migration (en pourcentage, et non en chiffres bruts) se produit entre les pays riches.

Les gens tiennent souvent pour acquis que le continent africain est la plus grande source de pays d’origine des migrants, mais la réalité est que l’Asie occupe la première position, loin devant les autres.

« Il a été révélateur et assez choquant pour de nombreux diplomates négociant cette question d’apprendre que la migration a plusieurs facettes et qu’elle fluctue », dit Me Arbour.

Le facteur migratoire le plus important est l’accès aux visas. L’OIM a constaté que les citoyens des pays à revenu élevé ont accès sans visa à 80 % des pays du monde.

« C’est pour cette raison que les riches peuvent se déplacer, ajoute Me Arbour. Sans surprise, les citoyens des pays à très faible revenu ne peuvent pas obtenir de visas. Alors pourquoi est-il si surprenant qu’ils aient recours à des voies irrégulières? »

Avant l’adoption du Pacte par le Canada, Me Arbour se souvient d’avoir été consternée par la rhétorique de droite et par la diffusion de désinformation, y compris le fait que le Pacte créait un droit de migration et éroderait la souveraineté canadienne.

La réalité est que le Pacte affirme explicitement le droit souverain des États d’établir des politiques migratoires nationales qui sont conformes au droit international.

De plus, contrairement à la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le Pacte est un instrument juridiquement non contraignant.

« Nous espérons que les États membres qui ont signé le Pacte sentiront, à tout le moins, qu’il s’agit d’un document public auquel ils souscrivent et qu’ils aspireront au moins à s’y conformer et à créer des politiques nationales conformes à l’orientation du Pacte. En fin de compte, il n’impose absolument aucune obligation, mais je pense qu’il fournit une très bonne feuille de route pour examiner beaucoup de questions très complexes. »