Le Québec défie-t-il la loi en allant de l’avant avec l’AMM?
À la fin du mois d’octobre, la province autorisera les demandes anticipées d’aide médicale à mourir
Au début du mois de septembre, après que le gouvernement du Québec ait annoncé qu’il allait commencer à accorder des demandes anticipées d’aide médicale à mourir, des journalistes ont demandé à Patrick Michel, le directeur des poursuites criminelles et pénales de la province, si le gouvernement agissait en dehors de la loi.
Le gouvernement provincial avait auparavant indiqué qu’il attendrait que le gouvernement fédéral modifie le Code criminel pour protéger les professionnels de la santé contre les accusations criminelles pour avoir mis fin à la vie d’une personne qui n’est plus en mesure de donner son consentement. Malgré de multiples demandes en ce sens, la province a déclaré que le gouvernement fédéral a refusé d’agir.
La décision d’aller de l’avant sans ces changements signifie-t-elle alors que la province défie la loi?
« Nous sommes un organisme d’application de la loi, nous devons donc tenir pour acquis que la loi provinciale est valide, et nous en tiendrons compte dans nos décisions », a indiqué Me Michel à La Presse Canadienne.
Cette déclaration a répondu à une question, mais pas à celle qui était posée.
En annonçant qu’il autorisera les demandes anticipées d’aide médicale à mourir (AMM) à compter du 30 octobre, le gouvernement du premier ministre François Legault s’aligne largement sur l’opinion publique.
Un sondage Ipsos réalisé en juillet 2023 a enregistré un taux de soutien de 82 % à travers le Canada pour permettre aux personnes de demander l’AMM avant que la détérioration de leur état ne les rende incapables de donner leur consentement.
La décision semble également recevoir un certain appui parmi les professionnels de la santé et du droit. Le Collège des médecins du Québec a exprimé son soutien à la décision sur les réseaux sociaux tout en critiquant le gouvernement fédéral.
« Nous déplorons qu’Ottawa n’ait pas encore modifié le Code criminel pour autoriser cette procédure bien établie et qui fait consensus au Québec », écrit le collège.
Le président de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec a également salué la décision de la province et a appelé le gouvernement fédéral à « se joindre rapidement au large consensus québécois ».
Shelley Birenbaum, présidente du groupe de travail sur la fin de vie de l’Association du Barreau canadien et spécialiste du droit de la santé basée à Toronto, a félicité le Québec d’être un « pionnier » en matière d’AMM.
« Nous sommes heureux de constater des progrès dans ce domaine », dit-elle. « Ce qui nous préoccupe, c’est le temps que met le gouvernement fédéral à traiter les demandes anticipées. »
Elle souligne que le gouvernement fédéral étudie trois questions depuis près d’une décennie, soit les demandes anticipées, l’AMM pour les mineurs matures et l’AMM pour les maladies mentales, et que les progrès sont trop lents.
« Le groupe de travail appuie ces trois questions, avec les mesures de protection appropriées. »
Frédéric Bérard, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Montréal, soutient que le support du public aux demandes anticipées n’est pas pertinent.
« Tant que le Code criminel n’est pas modifié, le Québec n’a aucun droit de faire cela », affirme-t-il.
« La Cour suprême a clairement indiqué que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ont chacun leur propre champ de compétence en matière d’AMM. La province administre le système de santé, mais le gouvernement fédéral est responsable du droit criminel.
« En d’autres termes, la province agit en dehors de la Constitution. »
À l’heure actuelle, le Code criminel stipule qu’un professionnel de la santé qui administre l’AMM doit donner au patient la possibilité de retirer sa demande et s’assurer qu’il donne son « consentement exprès » juste avant d’administrer la procédure.
La province du Québec propose de contourner cet article de la loi en demandant au bureau de Me Michel de ne pas poursuivre les professionnels de la santé qui administrent l’AMM conformément à la loi provinciale.
Patrick Taillon, professeur de droit à l’Université Laval, n’y voit pas d’enjeu.
« Qui porte les accusations? C’est l’État québécois. Et si l’État québécois dit, par une instruction (…) que lorsqu’il respecte nos lois, on ne portera jamais d’accusations, alors il n’y aura pas de problème », a-t-il déclaré à La Presse Canadienne.
L’Association canadienne de protection médicale (ACPM), un organisme à but non lucratif qui offre des services de défense juridique, de protection en matière de responsabilité et de formation en gestion des risques aux médecins canadiens, en est moins certaine. Dans un communiqué, elle a déclaré que la mesure législative du Québec a créé « une situation difficile pour les praticiens de l’AMM au Québec ».
Le groupe souligne que les changements apportés par le gouvernement provincial aux instructions en matière de poursuites stipulent « qu’il ne serait pas dans l’intérêt public d’autoriser » des accusations criminelles contre un praticien de l’AMM « si l’analyse de l’ensemble de la preuve confirme que ce soin a été prodigué dans le respect des volontés relatives aux soins exprimées de façon libre et éclairée » et de la loi provinciale.
« L’ACPM… travaille activement avec les intervenants, notamment le ministère de la Santé et le Collège des médecins du Québec, pour identifier et réduire les risques pour les médecins aux niveaux criminel, civil et réglementaire », a déclaré le groupe.
« Les discussions étant en cours, l’ACPM n’est pas encore en mesure de quantifier pleinement ce risque. »
Selon Frédéric Bérard, le risque est toujours bien réel.
« En tant que premier ministre, François Legault n’a aucun contrôle sur les procureurs de la Couronne. Ils ne font pas partie de son ministère de la Justice. Ils sont indépendants », dit-il.
« Cette instruction est inconstitutionnelle. Ce n’est pas une plaisanterie. Vous jouez avec la primauté du droit. C’est la base même de la démocratie. Sans elle, il n’y a pas de démocratie. »
Trudo Lemmens, titulaire de la chaire Scholl en droit et politiques de la santé à l’Université de Toronto, croit que même s’il estime que les professionnels de la santé du Québec devraient se sentir à l’abri des poursuites liées aux demandes anticipées, le gouvernement du Québec franchit une ligne importante.
Cette mesure porte atteinte à la cohérence du droit criminel dans ce pays dans un domaine du droit où les droits garantis par la Charte sont en conflit.
« En pratique, cela revient à imposer un fardeau impossible aux médecins, aux infirmières et aux proches », dit-il.
« Je pense que le gouvernement du Québec sous-estime grandement la difficulté de déterminer les volontés de vie ou de mort d’une personne qui ne peut pas communiquer. »
Interrogé au sujet des directives anticipées au début du mois de septembre, Me Michel a indiqué que les procureurs provinciaux continueraient à appliquer la loi provinciale jusqu’à ce que le gouvernement fédéral intervienne. Jusqu’à présent, ce n’est pas le cas.
« Le gouvernement fédéral devrait contester la légalité de la loi, puis convaincre un juge de suspendre l’application de la loi pendant que le tribunal statue sur la validité de la loi provinciale », a souligné Me Michel.
« Dans le cas contraire, la loi est présumée valide jusqu’à ce qu’elle soit invalidée ou qu’un tribunal suspende son application. »
Alors, pourquoi Ottawa n’est-il pas intervenu? Frédéric Bérard pointe du doigt la politique.
« Il y a un fort consensus au Québec selon lequel le débat sur l’AMM est terminé, mais cela n’a pas d’importance. Nous vivons dans un État de droit », dit-il.
« Vous voulez une réponse franche? Le gouvernement Trudeau est faible; il a peur d’une bataille pour un principe. Personnellement, je ne me soucie pas vraiment de la politique. Ce qui m’intéresse, c’est la primauté du droit. »