Protections contre la chaleur au travail
Dans le contexte des changements climatiques, es employeurs devront agir et leurs juristes doivent les y préparer
L’été dernier a battu des records de chaleur au Canada, ce qui n’a rien de réjouissant pour ceux qui ont dû travailler à l’extérieur, dans une cuisine surchauffée ou dans une usine de fabrication.
Depuis des mois, de vastes régions du pays sont voilées de la fumée générée par des milliers de feux incontrôlés. La Nouvelle-Écosse a déploré le plus grand feu de son histoire. Les autorités canadiennes estiment que c’est la pire saison des incendies de forêt à ce jour.
Et il y a la chaleur… Juillet fut le mois le plus chaud jamais enregistré, ce qui a fait dire au secrétaire général de l’ONU, António Guterres, que « l’effondrement climatique a commencé ».
Avec cette chaleur et cette fumée, tout le monde parle de changement climatique, et les risques sont bien réels pour ceux qui le subissent au travail.
En août, le gouvernement de l’Ontario a proposé une nouvelle réglementation autonome en application de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) afin de protéger les travailleurs exposés à des températures extrêmes contre le stress dû à la chaleur et les maladies liées à la chaleur. Dans son projet de réglementation, le gouvernement a déclaré que ce type de stress constituait une cause non négligeable de maladies professionnelles pouvant s’avérer mortelles, soulignant que « les épisodes de chaleur extrême constituent un risque croissant pour la santé des travailleurs et des travailleuses de l’Ontario ».
La LSST oblige les employeurs de façon générale à prendre des précautions raisonnables pour assurer la protection du travailleur, notamment contre les conditions thermiques dangereuses. Toutefois, aucun plafond ni aucun seuil de température ne sont précisés.
La nouvelle réglementation exigerait que l’employeur respecte des limites d’exposition au stress dû à la chaleur pour les charges de travail légères à très lourdes. L’employeur devra aussi mettre en place des mesures de contrôle de l’exposition à la chaleur et former les travailleurs de sorte que ceux-ci puissent reconnaître les maladies liées à la chaleur.
Pour Lai-King Hum, fondatrice de Hum Law, un cabinet torontois spécialisé dans le droit du travail et de l’emploi, ce projet de réglementation est « une bonne chose » à cette époque « alarmante » de changement climatique.
Elle fait un parallèle entre notre ère et la révolution industrielle, époque à laquelle il a fallu apprendre à protéger les ouvriers contre les accidents liés à la machinerie. La plupart des lois sur la santé et la sécurité au travail sont le fruit de toutes ces décennies d’enseignements, avec leur assortiment d’exigences d’équipement de protection, de pratiques de sécurité, de réglementation et de normes du travail.
« La révolution est différente aujourd’hui, fait remarquer Me Hum. Il faut réfléchir sur les moyens de composer avec ces enjeux. »
Bien que la plupart des provinces et territoires canadiens soient dotés de politiques concernant la fumée des feux incontrôlés et la chaleur, Me Hum estime qu’une réglementation ciblée aidera les employeurs, surtout les petites entreprises qui n’ont pas les moyens d’obtenir un avis juridique, à mieux comprendre ce que cela implique pour leur milieu de travail.
Sydney Lang, avocate spécialisée en droit du travail chez Cavalluzzo, à Toronto, estime pour sa part que la spécificité est ce qui explique pourquoi de nombreux groupes de travailleurs réclament une réglementation sur le stress dû à la chaleur afin d’être mieux protégés. En Californie, des normes de sécurité concernant la chaleur ont fait diminuer de 30 % les lésions et maladies liées à la chaleur.
Elle constate que l’été a été dur pour les travailleurs migrants en Ontario : même sous la chaleur extrême ou sous la fumée, ils doivent travailler dans les champs et les serres pour respecter les délais, et les congés sont rares. Leur journée commence avant le lever du soleil et se termine après le crépuscule.
La chaleur extrême peut vulnérabiliser les travailleurs en présence de composés chimiques toxiques et faire augmenter la toxicité des pesticides. Et quand des équipements de protection personnelle sont fournis, c’est le risque de blessures liées à la chaleur qui s’en trouve accru.
La Loi de 2001 sur les normes d’emploi de l’Ontario protège moins bien les travailleurs agricoles que les autres travailleurs. Les périodes de repos posent problème.
« Si vous êtes un travailleur migrant, votre statut et votre emploi vont de pair. Beaucoup d’entre eux habitent sur les lieux de leur travail, dans des pavillons-dortoirs. Si vous vous plaignez de la chaleur ou d’un problème de sécurité, vous risquez d’être congédié », explique Me Lang.
Toutefois, la plupart des travailleurs migrants sont régis par la LSST, laquelle encadrerait la réglementation sur la chaleur. Si cette réglementation entre en vigueur, prévient-elle, les employeurs devront prendre cela au sérieux.
Jodie Gauthier, avocate spécialisée en droit du travail et en droits de la personne chez Black Gropper à Vancouver, pense que les employeurs devront élargir leur conception de la santé et sécurité au travail, eux qui auparavant n’avaient pas à tenir compte de la chaleur, des inondations ou de la fumée des feux de forêt incontrôlés.
« Nous sommes en territoire inconnu », résume-t-elle.
Dans la lutte contre le changement climatique, les travailleurs ont au surplus un rôle à jouer sur tous les plans : des pompiers et professionnels de la santé qui interviennent lors des sinistres, jusqu’aux travailleurs qui, après coup, s’occupent de la reconstruction et de la gestion du risque climatique.
« Pour moi, les travailleurs sont les vrais héros, et nous, en tant que société, en tant que juristes, nous avons le devoir de garantir leur protection quand ils se dévouent pour nous protéger », souligne Me Gauthier.
Vu la nature imprévisible des événements météorologiques extrêmes, elle estime que ces enjeux doivent s’inscrire dans notre réflexion commune sur l’organisation de nos milieux de travail et sur notre préparation. À cet égard, nous avons des leçons de prudence à tirer de la pandémie.
« Dans le cas du changement climatique, poursuit-elle, on peut voir venir les choses. Les faits scientifiques sont clairs. Nous pouvons nous y préparer, un luxe que les juristes n’avaient pas face à la COVID. »
Elle s’attend à voir encore d’autres projets réglementaires comme celui de l’Ontario, et pense que travailleurs et syndicats doivent pouvoir s’asseoir à la table de ces discussions afin que la réglementation soit en phase avec ce qu’ils vivent au travail et qu’elle tienne compte des différents degrés de vulnérabilité d’un groupe de travailleurs à l’autre.
Mais si les gouvernements et les législateurs doivent donner aux employeurs et aux travailleurs les outils nécessaires à la sécurité au travail, les employeurs doivent de leur côté faire preuve de créativité et adopter des mesures de protection dans les cas où la réglementation ne suffit pas.
Me Hum conseille aux clients qui emploient des travailleurs d’extérieur ou des ouvriers d’usine d’adapter les heures de travail de manière à éviter l’exposition à la chaleur extrême. De plus, il leur est recommandé de prévoir des pauses régulières lors des canicules et de fournir des espaces où se reposer et se rafraîchir.
Idéalement, l’employeur se dotera d’une politique sur le stress dû à la chaleur. Me Hum explique que la plupart des entreprises tendent à gérer les problèmes à mesure qu’ils surviennent en consultant le syndicat et les comités de santé et sécurité. « Il se peut fort bien qu’une politique modeste suffise pour gérer un problème. »
Mais pas toujours. UPS l’a appris l’an dernier, quand des problèmes d’air climatisé dans les camions de livraison, ainsi que dans les centres de distribution « chauds comme l’enfer », ont amené les travailleurs à faire de la lutte contre la chaleur extrême une priorité lors des négociations contractuelles.
Me Hum nous met en garde : les employeurs qui négligent de se préparer à la détérioration de la situation climatique s’exposeront à d’importants risques lors d’événements météorologiques extrêmes. Les canicules prolongées ne font pas qu’alourdir la facture d’électricité en raison de l’air climatisé. Il y a aussi les coûts liés à la perte de productivité, compte tenu des effets de la chaleur sur les facultés cognitives, la capacité de concentration et les aptitudes décisionnelles.
L’employeur qui s’adapte mal risque en outre d’avoir du mal à recruter et à conserver son personnel, et son image de marque pourrait en pâtir.
Pourtant, on résiste dans la profession juridique au Canada à la reconnaissance du changement climatique comme un problème auquel il faut s’attaquer plus directement.
À deux reprises, les membres de l’Association du Barreau canadien ont rejeté une résolution pour la lutte contre le changement climatique. Me Gauthier rapporte qu’en Colombie-Britannique, deux tentatives d’adopter une résolution exigeant une action plus concrète du barreau ont également échoué. En revanche, le Barreau du Québec a adopté une résolution de lutte contre le changement climatique en 2022, et son homologue du Nouveau-Brunswick a convenu de créer un groupe de travail sur cette problématique.
« Peut-être que l’été qu’on vient de vivre nous fera sentir un peu plus l’urgence d’agir », souligne Me Lang.
Selon Me Gauthier, certains juristes croient que la question climatique est un enjeu politique sans importance pour leur pratique, même si cela va bientôt toucher toute la profession. Les juristes qui n’aideront pas leurs clients à se préparer vont contribuer à l’augmentation des risques en milieu de travail tout en s’exposant eux-mêmes au risque.
« Chacun doit faire abstraction de ses allégeances politiques, quelles qu’elles soient, et s’attaquer aux problèmes qui surviennent », prévient-elle.