Passer au contenu

Le legs financier de la Loi sur les mesures d’urgence

La Loi a peut-être été en vigueur pendant seulement quelques jours, mais les répercussions sur le secteur financier canadien pourraient néanmoins se faire sentir pendant des années.

Trucks from protest
Photo sous licence Creative Commons (CC BY-ND 2.0) par Michael Swan

Bien que la Loi sur les mesures d’urgence ait été abrogée seulement un peu plus d’une semaine après son introduction, les répercussions sur le secteur financier canadien pourraient se faire sentir pendant des années.

L’invocation extraordinaire de la Loi — sa toute première utilisation — est survenue alors que la police d’Ottawa se démenait pour débloquer un important barrage dans le centre-ville qui frustrait les résidents, brouillait la circulation et suscitait une foule de préoccupations en matière de sécurité.

Pendant tout ce temps, les manifestants ont été généreusement gavés de fonds : leur campagne initiale sur GoFundMe a rapporté quelque 10 millions de dollars avant même leur arrivée à Ottawa. Mais le site Web de sociofinancement a mis un terme à la campagne. En tout et partout, seulement 1 million de dollars ont été distribués.

Après que leur occupation ait été déclarée illégale, les manifestants se sont tournés vers GiveSendGo, une plateforme de sociofinancement plus favorable aux causes de la droite. Un autre montant de 10 millions de dollars a été ainsi accumulé. Une litanie de petites opérations de sociofinancement a suivi, notamment un fonds Bitcoin, la création d’une nouvelle cryptomonnaie, une série de transferts électroniques et des dons en espèces. Tout cela équivalait à un petit trésor de guerre destiné à maintenir l’occupation. Lorsque le gouvernement fédéral s’est mis à élaborer ses plans pour déloger l’occupation, ces fonds sont devenus une cible de choix.

Deux mesures extraordinaires se sont démarquées lorsque le gouvernement Trudeau a présenté la Loi sur les mesures d’urgence et ses décrets habilitants. D’abord, toute banque ou agence de crédit devait cesser immédiatement « de rendre disponible des biens — notamment des fonds ou de la monnaie virtuelle » à ceux qui bloquent les infrastructures essentielles ou les frontières. Le gouvernement a également ordonné aux banques de cesser de « fournir des services financiers ou connexes » à ces occupants. Le décret stipulait que toute institution qui se conformait à ces ordonnances serait exonérée de toute responsabilité.

La loi exigeait également des plateformes collaboratives de financement qu’elles s’inscrivent auprès du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières (CANAFE) et signalent toute opération dépassant un certain seuil ou jugée suspecte.

Ces mesures ont suscité une vive inquiétude : Abby Deshman, directrice du programme de justice pénale pour l’Association canadienne des libertés civiles, a prévenu que cela permettrait au gouvernement de « geler les comptes bancaires et de couper les services financiers offerts à quiconque a assisté à une assemblée interdite ou a donné de l’aide aux participants d’une telle assemblée — le tout sans surveillance judiciaire ».

Une peur que la police ou les banques avaient déployé un effort ambitieux pour bloquer les comptes de gens qui n’étaient que plus ou moins liés à l’occupation s’est vite répandue. Ces peurs étaient alimentées en partie par des politiciens qui racontaient que les cartes de crédit de contribuables avaient été bloquées.

Tracy Molino, avocate du groupe bancaire et financier chez Denton, a fait savoir son scepticisme face à ces allégations à ABC National.

Selon elle, les banques sont peu enclines à geler des comptes d’abord pour poser des questions ensuite. « Je pense qu’elles sont très circonspectes, en général, dit-elle. Il s’agit habituellement d’une énorme institution dotée de plusieurs mécanismes de contrôle. Ces processus n’ont pas commencé du jour au lendemain. De toute évidence, elles ont des fonctions de conformité très évoluées, n’est-ce pas? Elles font ce travail à longueur de journée. »

Me Molino affirme aussi qu’il est bien évident que les banques se tiennent aux aguets pour dénicher des transactions douteuses, surtout des transactions importantes. Cependant, même la disposition d’exonération de responsabilité conférée par la loi n’a pas dissipé les craintes dans un secteur notoirement prudent. « Leurs avocats essayaient avec frénésie d’interpréter cette loi, dit-elle. Et ils essayaient de déterminer comment en faire l’application, ce qui est toujours bien différent que de simplement lire le libellé et de dire aux gens de geler les comptes des personnes désignées. »

Un porte-parole de la ministre des Finances, Chrystia Freeland, a insisté sur le fait que ce sont les forces policières — et non les politiciens — qui signalent les comptes pour que les banques agissent.

« Ni le ministère des Finances ni le bureau de la ministre n’ont donné ni ne donnent de nom aux institutions financières, et ils n’ont pas non plus la liste de ces personnes dont les comptes ont été gelés », a-t-il déclaré. Environ 200 manifestants ont vu leurs comptes bloqués, du fait que leurs noms avaient été transmis par la GRC. Mais les ordonnances précisent que les banques doivent surveiller constamment les activités de leurs clients pour vérifier s’ils participent au financement de ces actes illégaux prévus par la loi. Elles ne doivent pas se contenter de se fier uniquement aux listes de la police.

Me Molino comprend les préoccupations concernant les excès possibles. « Est-ce que le fait d’acheter un café pour ces gens représente un soutien indirect? Je pense que c’est en grande partie théorique. Vous savez, j’aimerais bien savoir si ces histoires se concrétisent. »

Le décret précise que bien que les banques puissent geler les comptes de ceux qui fournissent de l’argent ou des biens à l’activité illégale, elles n’en sont pas tenues. Toutefois, les prestataires de services financiers devaient cesser de permettre ces transactions ou de fournir des services financiers à toute entité utilisant de l’argent ou des biens pour permettre ces activités illégales. Le blocage d’un transfert électronique, par exemple, pourrait satisfaire au décret.

Néanmoins, déterminer où commencent et se où terminent ces ordres de conformité — au-delà de la liste fournie par la police — est une tâche ardue. Un guide d’introduction préparé par Fasken souligne le défi posé aux institutions financières : « En l’absence d’une liste de personnes, il n’est pas clair comment les entités financières pourront déterminer avec certitude et dans les délais impartis si elles traitent de biens qui appartiennent, qui sont détenus ou qui sont contrôlés, directement ou indirectement, uniquement par une personne désignée. »

Le porte-parole du bureau de la ministre Freeland a souligné que ces mesures étaient « temporaires ». Les gels de comptes « resteront en vigueur aussi longtemps que durera la déclaration d’urgence d’ordre public », a-t-il souligné. Le décret ayant été levé, les gels sont caducs.

Me Molino souligne que le mécanisme même qui a suscité la consternation — la disposition d’immunité — est celui-là même qui garantira le retour à la normale des comptes bloqués dans les meilleurs délais. « Si vous ne faites que suivre le processus établi, ces comptes devraient être dégelés », dit-elle, en soulignant qu’il pourrait y avoir un certain nombre d’autres ordonnances judiciaires, d’actions de confiscation ou d’accusations criminelles qui pourraient conduire au gel continu de ces comptes. Mais les pouvoirs en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence devraient disparaître. « Cette obligation de faire rapport, qui est énoncée dans le décret d’urgence, deviendrait également caduque. »

Selon Me Molino, il pourrait y avoir une brève période pendant laquelle ces comptes restent inaccessibles. Mais les banques disposent de solides régimes de conformité internes. Plus longtemps elles gèlent les comptes, sans l’immunité prévue par la loi, plus elles courent de risques. « Il y a un risque, c’est sûr », dit-elle.

ABC National a parlé à un autre avocat qui connaît bien la situation, mais qui n’était pas en mesure de commenter le dossier. Comme l’a dit cet individu, « La Loi sur les mesures d’urgence prévoit, sur une base provisoire et temporaire, une norme inférieure pour le gel [des comptes]. Mais il est possible qu’ils fassent volte-face et qu’ils obtiennent des ordonnances restrictives en vertu du Code criminel. » (Cette norme inférieure, note-t-il, n’exige même pas de motifs raisonnables de croire que les actifs sont utilisés à des fins néfastes.)

En Ontario, le ministère public peut intenter une action pour confiscation au criminel — si la personne en possession des biens, qu’il s’agisse d’un compte bancaire rempli de dons ou d’un camion semi-remorque, est accusée d’un crime — ou elle peut intenter un recours civil. La Loi sur les recours civils autorise spécifiquement la saisie et la liquidation des actifs, y compris les véhicules, utilisés dans des « complots en vue de nuire au public ».

Le maire d’Ottawa, Jim Watson, a envisagé cette possibilité, laissant entendre que la vente des camions utilisés dans l’occupation pourrait permettre à la ville de payer les coûts encourus par la ville pour faire face à l’occupation.

Mais maintenant que la Loi sur les mesures d’urgence a été révoquée et que les comptes ne sont plus gelés — sauf ceux qui font l’objet d’une action civile — Ottawa devra prendre des mesures pour lancer une action si elle a l’intention de saisir ces biens.

Le gouvernement fédéral dit avoir peu d’intérêt pour les ordonnances de confiscation. « C’est une mesure qui a été prise pour mettre fin aux blocages et à l’occupation, a déclaré le porte-parole. Il ne s’agit pas d’une mesure rétroactive. C’était une mesure très ciblée. Il ne s’agit pas d’une mesure permanente. Nous n’avons ni l’intention ni le droit de prendre l’argent des gens. C’était vraiment un moyen de mettre fin aux barrages illégaux et à l’occupation. »

Il n’en reste pas moins que, même si ces mesures n’ont duré qu’une semaine, elles ont marqué une nouvelle expansion importante du pouvoir fédéral dans le secteur financier, même si elle n’est pas forcément très surprenante.

« Les gens sont toujours un peu surpris, je pense, quant au degré de réglementation qui existe autour de nous, dit Me Molino. C’est invisible, non? » Elle souligne un effort visant à étendre le CANAFE pour couvrir le sociofinancement et un plus grand nombre de transactions en ligne. Ce n’est pas un concept particulièrement controversé, note-t-elle.

« Le Canada dispose de solides protections contre le blanchiment d’argent. Mais ces protections ne représentent pas la fine pointe de la lutte contre le blanchiment d’argent. » Les États-Unis et d’autres pays ont déjà élargi leurs propres équivalents CANAFE pour couvrir les contributions en ligne.

« Comparativement à l’Union européenne, notre régime de lutte contre le blanchiment d’argent est relativement faible », explique Me Molino.