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Montrez-moi l’argent

L’avenir du dollar pourrait être numérique. Dans l’ère post-Snowden, la population du Canada aura-t-elle confiance que le gouvernement n’espionnera pas ses opérations bancaires?

Currency background
iStock

Les formes électroniques de l’argent comptant pourraient donner aux gouvernements un outil sans précédent (disponible uniquement en anglais) pour espionner leurs citoyens. Mais, selon les observateurs, les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) pourraient fournir une option de protection des renseignements personnels beaucoup plus solide que des solutions proposées par des sociétés telles que Diem, une monnaie numérique soutenue par Facebook.

« C’est compliqué. Il s’agit d’un domaine totalement nouveau, a dit Cindy Zhang, avocate spécialisée en services financiers dans le cabinet BLG de Toronto. Sauf les règles sur la protection des renseignements personnels auxquelles les sociétés sont légalement assujetties, personne ne sait comment chacune d’elles mettra en œuvre les politiques et procédures sur la protection de la vie privée qu’elles ont établies. Ce n’est pas le cas des gouvernements que nous pouvons tenir responsables de leurs actes. »

« Le meilleur garant [de la protection des renseignements personnels], si le système est bien conçu, sera la banque centrale », a dit Katrin Tinn, professeure à l’Université McGill de Montréal. Professeure Tinn et son collègue, Christophe Dubach, ont récemment présenté des plans pour une hypothétique MNBC à la Banque du Canada (BdC). Dans leur proposition au concours Model X Challenge, traitée dans l’article intitulé McGill researchers collaborate on potential design for Bank of Canada digital currency (disponible uniquement en anglais), Katrin Tinn et Christophe Dubach proposent une forme de monnaie dont la conception se limite à un suivi des opérations du point de vue du bénéficiaire, l’expéditeur demeurant anonyme. « La protection des renseignements personnels était l’un des principaux critères [imposés par la BdC]. »

Au cours d’une réunion organisée au début du mois par la Banque des règlements internationaux (BRI), l’organe de réglementation des banques centrales du monde, les gouverneurs ont conclu qu’il n’y a pas urgence (disponible uniquement en anglais) pour les pays d’établir des monnaies fiduciaires sous forme numérique. Cependant, alors que de plus en plus d’achats sont effectués en ligne et que les entreprises interagissent plus fréquemment par voie numérique, les banquiers ne peuvent pas se permettre d’être pris de court. Plus de 85 % des banques centrales, y compris celle du Canada, se penchent sur cette question, selon la BRI (disponible uniquement en anglais). Le mot « inévitable » est souvent utilisé dans les écrits portant sur la MNBC.

Alors que l’apparition des cryptomonnaies a tout d’abord éveillé l’intérêt, les événements des 12 derniers mois ont accéléré les choses. L’argent comptant est encore largement accepté et les organes de réglementation estiment que son retrait total n’est pas envisageable. Il est cependant de plus en plus difficile d’acheter quoi que ce soit sans se servir d’une carte, qu’il s’agisse d’un achat hors ligne ou en ligne. (Oyez, oyez Canadiennes et Canadiens! Regent’s Park à Londres n’accepte plus désormais que les paiements sans contact — 32 cents — pour utiliser ses toilettes.)

Certes, nous utilisons déjà l’argent numérique pour la plupart des opérations, plus particulièrement celles qui portent sur des montants élevés. Les paiements par carte sont loin d’être une nouveauté. Les MNBC sont différentes des formes existantes de systèmes sans espèces comme les débits, les paiements par carte de crédit ou les transferts électroniques, car elles constituent une dette de la banque centrale elle-même, tout comme les espèces. Les MNBC ne ressemblent absolument pas à la monnaie Bitcoin, qui est de plus en plus considérée comme un placement spéculatif plutôt qu’un moyen de paiement.

Que les MNBC soient nécessaires, voire souhaitables (disponibles uniquement en anglais), à cette étape se discute. Le gouverneur adjoint de la Banque du Canada, Tim Lane, a récemment dit (disponible uniquement en anglais) qu’une MNBC n’est pas une « évidence ». Il est cependant clair qu’alors que l’économie tend de plus en plus vers le monde virtuel, les personnes qui n’ont pas la possibilité de payer avec une carte seront laissées pour compte.

La mesure dans laquelle la protection des renseignements personnels sera un argument de vente majeur pour les MNBC demeure encore floue. Les points de vue des consommateurs ne sont pas toujours uniformes. La BdC sait (disponible uniquement en anglais) que le côté pratique et le prix sont probablement des éléments clés, et un grand nombre des propositions de MNBC échoueront probablement s’il ne s’agit pas de versions améliorées de ce qui est déjà disponible.

Toutefois, les gouvernements et des sociétés comme Apple savent pertinemment que les consommateurs se méfient de plus en plus des multiples offres sur l’Internet. Motivés en partie par l’insatisfaction des consommateurs face au degré actuel de protection, les législateurs canadiens sont en train de mettre à jour le cadre juridique, vieux de dizaines d’années, applicable au secteur et aux institutions publiques. Quant à elle, la BdC a reconnu (disponible uniquement en anglais — résumé de l’article offert en français) que la protection des renseignements personnels est un intérêt public.

Un consensus concernant la conception de la MNBC, voire ses objectifs, n’a pas encore été atteint, les avantages et les inconvénients de divers modèles et technologies faisant l’objet de débats à l’échelle internationale et nationale. La BdC, ainsi que d’autres instances, devra tenir compte de maints facteurs lors de la conception d’un dollar numérique, disent les observateurs, y compris les moyens d’arrêter les indésirables. Elle devra trouver l’équilibre entre l’anonymat et la législation actuelle voulant que les banques connaissent leurs clients, et la législation vouée à la lutte contre le blanchiment d’argent. Elle devra en outre composer avec le contexte actuel en matière de paiements puisque les organes de réglementation ne vont probablement pas souhaiter s’attaquer aux détails des paiements des revendeurs ou freiner l’innovation technologique dans le domaine financier. Les sociétés privées pourraient avoir des objectifs différents quant à la collecte et au traitement des renseignements personnels.

Le succès dépendra de l’équilibre créé entre ces facteurs, et de la protection de la pérennité du système de prêt traditionnel, disent les observateurs.

Ainsi, dans la soumission présentée par McGill, les dépenses seront anonymes, mais la réception de fonds le sera beaucoup moins. La technologie des chaînes de blocs et les preuves d’absence de connaissance garantissent la vie privée, ainsi que l’ampleur de l’innovation et de l’intégration avec le système de paiement existant. « Personne, ni le gouvernement ni même les personnes qui gèrent le système, n’est en mesure de créer un lien entre la personne et son argent et entre elle et les produits et services achetés avec cette monnaie privée. »

Récemment, les banques centrales ont publié les « principes et caractéristiques de base » des MNBC qui incluaient le principe de ne pas compromettre la stabilité monétaire et financière. Tant les banquiers que les économistes envisagent de nombreuses possibilités novatrices liées aux MNBC, comme la réduction des coûts des opérations, la prestation de services financiers aux personnes qui ont des difficultés à ouvrir des comptes traditionnels, la fourniture directe d’aide gouvernementale aux citoyens ou même le contrôle de l’influence exercée par les institutions financières. « Cela pourrait être une manière de rééquilibrer les pouvoirs », a dit Carsten Sorensen, professeure agrégée en innovation numérique à la London School of Economics.

Au Canada, il n’est pas certain que de nouvelles lois soient nécessaires pour veiller à ce que la protection des renseignements personnels demeure un élément fondamental de la conception de la MNBC. Ni le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada ni Innovation, Sciences et Développement économique Canada, qui rédigent les règles pour le secteur privé, n’ont dit s’intéresser tout particulièrement à ce domaine.

Selon les observateurs, il est trop tôt pour envisager ce genre de changements.

« Il restera des questions importantes non seulement pour savoir si la BdC émettra une MNBC, mais, le cas échéant, comment elle le fera et comment cela fonctionnera dans la pratique. Jusqu’à ce que nous comprenions mieux tout cela, il est très difficile d’évaluer si de nouvelles lois seront nécessaires, a écrit dans un courriel Christine Ing, associée dans le cabinet McCarthy Tétrault à Toronto. Cela dépendra en grande partie du modèle de gouvernance attaché à la MNBC, à savoir qui y participe, quelles sont leurs fonctions, quelles sont les données qui sont traitées et ce que ces personnes sont autorisées à faire avec ces données. »

Qu’est-ce qui pourrait amener la BdC à se décider quant aux MNBC?

L’organe de réglementation a déclaré dans le passé que deux choses pourraient s’avérer décisives : le fait pour les vendeurs de cesser d’accepter des billets de banque ou la menace pour la souveraineté canadienne posée par l’adoption d’une devise externe. La pandémie de COVID-19 interdisant les achats en personne et la manipulation des pièces et billets étant devenue peu ragoûtante, ce scénario s’est dangereusement rapproché de la réalité.

Les progrès concernant Diem de Facebook demeurent vagues. Néanmoins, « si des devises privées et sans frontières devaient gagner une portion importante du marché des paiements nationaux, cela réduirait l’efficacité de la politique monétaire nationale, a dit Me Ing. À l’instar d’autres banques centrales, la Banque du Canada a reconnu qu’une MNBC pourrait contrer la menace des devises numériques privées. »

« L’infrastructure monétaire devrait-elle relever des sociétés privées? Je dirais catégoriquement que ce ne devrait pas être le cas », a ajouté Carsten Sorensen, de la London School of Economics.