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Immunité et clémence : durcissement de la position du Canada

Les autorités fédérales se sont penchées de plus près sur la criminalité et la corruption en col blanc au Canada comme à l'étranger.

Cityscape

Nombre de Canadiens et de Canadiennes ont été outrés l’an dernier de voir les Compagnies Loblaw ltée et George Weston ltée, sa société mère, s’assurer l’immunité contre toute poursuite en coopérant dans le dossier des allégations de fixation concertée des prix du pain. Voilà qui tend à confirmer l’opinion répandue selon laquelle Ottawa traite la criminalité et la corruption en col blanc avec indulgence.

En fait, les autorités fédérales se sont penchées de plus près sur cette forme de crime, au Canada comme à l’étranger. En mars, le gouvernement a déposé le projet de loi C‑74, qui aurait pour effet de créer des accords de poursuite suspendue au Canada, comme le veut la tendance juridique mondiale.

Bien que des programmes d’immunité ou de clémence en bonne et due forme existent en droit de la concurrence pour encourager le repérage, l’autodénonciation et la poursuite des contrevenants non coopératifs, « dans les sphères comme la lutte anticorruption, le gouvernement se heurte à des problèmes de repérage et d’application de la loi », explique Huy Do du cabinet Fasken Martineau DuMoulin s.r.l. (à Toronto).

Quand des infractions au droit de la concurrence (comme la collusion des soumissionnaires) sont combinées à des actes de corruption (notamment des pots-de-vin), « les autorités policières à la barre des enquêtes criminelles font preuve d’une grande coopération », précise MeDo. Mais comme il n’y a pas de programme d’immunité ou de clémence pour les infractions à la loi anticorruption, « l’issue de la poursuite est difficile à prévoir quand ce type de crime se mêle à des infractions anticoncurrentielles. »

Il poursuit : « L’an dernier, une consultation du gouvernement sur les actes répréhensibles de sociétés portait sur un éventuel régime d’accords de poursuite suspendue et sur des questions de radiation; ce sont deux facteurs qui inciteraient les criminels en col blanc à s’autodénoncer et à rechercher un règlement rapide avec la poursuite. »

« Quant à la lutte contre les cartels de collusion, nous sommes l’un des nombreux pays dotés de programmes d’immunité et de clémence, qu’on appelle parfois des programmes d’amnistie », précise-t-il. Ces programmes se multipliant autour du globe, ils deviennent de plus en plus lourds pour les sociétés multinationales, « car si elles s’en prévalent dans tel pays, explique MeDo, il est probable qu’elles soient forcées de le faire ailleurs, d’où une augmentation des coûts. » Pour MeDo, c’est un autre élément qui incite les sociétés à y penser à deux fois avant de solliciter la clémence.

L’économie canadienne étant relativement modeste, « les sociétés se soucient bien plus de ce qui se passe aux États-Unis et dans l’Union européenne, étant donné les sanctions applicables dans ces régions du monde », poursuit MeDo. Là, les conséquences peuvent être sérieuses : amendes salées, lourdes peines d’emprisonnement pour les dirigeants et dommages-intérêts triples à l’issue de recours collectifs aux États-Unis, et très grosses amendes administratives en Europe.

Les programmes d’immunité et de clémence du Bureau de la concurrence existent depuis 2000; ils sont très efficaces pour le repérage des complots et la conduite d’enquêtes à ce sujet. Les sociétés ayant commis des infractions criminelles à la Loi sur la concurrence peuvent bénéficier de l’immunité si elles sont les premières à coopérer, ou de la clémence si elles sont deuxièmes ou troisièmes à le faire. La première qui demande la clémence peut obtenir une réduction des amendes pouvant atteindre 50 % et soustraire ses employés aux poursuites directes.

Le programme d’immunité vise à découvrir et à stopper les activités criminelles anticoncurrentielles interdites par la Loi sur la concurrence et à dissuader les autres sociétés de s’engager dans une conduite semblable. Selon le site Web du Bureau, « il s’est avéré le plus puissant moyen du Bureau pour découvrir les activités criminelles ».

Or, le Bureau et la directrice des poursuites pénales n’ont pas toujours réussi à épingler les coupables. Selon beaucoup d’observateurs, quelques poursuites avortées ces dernières années ont suscité une certaine insatisfaction, d’où la volonté de resserrer le programme. Dans R. v. Nestlé Canada Inc., après qu’un demandeur de clémence eut plaidé coupable et payé une forte amende, les autres parties ont vu leurs accusations suspendues. Dans R. v. Durward, un procès avec jury, la poursuite n’a pas réussi à prouver qu’il y avait eu truquage des offres.

Le Bureau de la concurrence en est au deuxième tour de consultations sur les changements qu’il propose d’apporter aux programmes d’immunité et de clémence, et plusieurs parties intéressées ont émis des réserves.

En juillet, la Section du droit de la concurrence de l’Association du Barreau canadien a publié un mémoire (en anglais seulement) dans lequel elle exprime ses réserves. Elle voit d’un bon œil le retrait de modifications controversées, notamment l’enregistrement d’accords d’immunité conditionnelle avec le procureur, mais elle affirme aussi que plusieurs de ses observations précédentes (présentées uniquement en anglais) sont restées sans réponse et qu’elle [traduction] « continue de craindre que les dernières révisions proposées aux programmes d’immunité et de clémence n’amènent beaucoup d’incertitude dans l’exécution de ces programmes ».

La Section est d’avis que les dernières révisions proposées ajouteraient au fardeau des éventuels demandeurs, font lourdement planer le spectre d’un retrait de l’immunité et donnent à penser [traduction] « que les parties destituées de leur immunité risqueraient des mesures draconiennes (notamment, l’utilisation de preuves fournies par des demandeurs d’immunité contre ces demandeurs eux-mêmes). » Le Bureau n’a pas répondu aux demandes de précisions sur la question de savoir si les résultats d’une enquête menée par un demandeur d’immunité pouvaient être produits en preuve au Canada.

[traduction] « En laissant planer ce flou et en créant d’importants fardeaux et risques additionnels, les modifications proposées placeraient le demandeur d’immunité ou de clémence en net désavantage relativement aux parties non coopératives, surtout si des poursuites civiles sont envisagées, affirme la section. Résultat : les modifications proposées freineraient les demandes d’immunité ou de clémence au Canada, et hypothéqueraient probablement l’efficacité de ces programmes par la suite. Nous invitons le Bureau à revoir sa position à ce sujet. »

« Je crois que le gouvernement a écouté les observations initiales et a amélioré les propositions, affirme James Musgrove, du cabinet McMillan, s.r.l. à Toronto. Les réserves émises se résument par un “ne tuez pas la poule aux œufs d’or”. En rendant l’immunité et la clémence trop difficilement accessibles et trop peu attrayantes, vous risquez de nuire à la participation au programme. »

Dans l’ensemble de leurs observations, la Section du droit de la concurrence de l’ABC et les autres parties intéressées disent que ces programmes donnent déjà de bons résultats. « C’est de loin notre moyen le plus sûr de réussir le repérage et la poursuite des cartels, et si ces programmes deviennent moins attrayants, moins de gens y participeront. Donc, attention : le mieux peut être l’ennemi du bien », met en garde Me Musgrove.

Ann Macaulay est une collaboratrice basée à Toronto.