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Les juristes paieront leur juste part d’impôt – s’ils ne sont pas les seuls

Payer plus d’impôts : voilà une idée difficile à vendre, surtout lorsque les finances publiques sont serrées. Mais qu’on le veuille ou non, c’est un mal nécessaire.

Hand holding paper money

L’efficacité du système de justice témoigne d’une société civilisée, dit-on. Sans institutions juridiques, les personnes physiques comme morales se retrouvent sans dispositif sûr pour régler leurs différends, ce qui précarise le commerce et l’investissement, et peut même faire tourner les conflits en violence.

Pour entretenir un appareil juridique efficace, il faut un appui ferme du gouvernement, sous forme de services administratifs et de deniers publics. Il y a donc un lien profond et étroit entre l’impôt et la profession juridique.

Et ce n’est pas le seul intérêt qu’ont les juristes dans l’utilisation des recettes fiscales de l’État – les programmes sociaux que ce dernier finance forment l’infrastructure d’une société prospère, instruite et bien portante. Il est de plus en plus admis que les aspects sociaux et économiques des questions juridiques sont interreliés.

Le coefficient de Gini, qui mesure l’inégalité du revenu dans une population, ne cesse d’augmenter depuis 20 ans au Canada : l’argent se concentre entre les mains des riches, et les disparités de revenus s’accentuent partout au pays.

Le phénomène est le plus prononcé en Ontario et en Colombie-Britannique, et le moins au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard. L’inégalité des revenus nuit à l’efficacité et la croissance de l’économie parce qu’elle sape notre cohésion, et donc notre capacité à exploiter notre plein potentiel.

Le coefficient de Gini est souvent corrélé aux troubles sociaux, au crime et même à la violence en général. Pablo Fajnzylber et ses collaborateurs démontraient déjà en 2002 la relation entre l’inégalité, mesurée par ce coefficient, et les homicides et vols.

L’instabilité sociale n’est pas tant l’effet de la pauvreté elle-même que la disparité de la richesse dans un milieu donné. En 2014, les chercheurs Daniel et Joan Hicks ont découvert que la manifestation visible de l’inégalité sous forme de consommation ostentatoire faisait grimper le taux de criminalité. En notre ère où les gens étalent leur train de vie luxueux (réel ou fictif) en ligne et dans les médias sociaux, cette perception se renforce.

Et les juristes, dans tout ça? D’après Statistique Canada, le revenu médian d’un ménage en 2015 était de 80 940 $, ce qui ressemble à la réalité de bien des juristes. Malgré la croyance populaire voulant qu’il soit riche, le juriste moyen travaille dans un petit cabinet et fait partie de la « classe moyenne ». Pourtant, bon nombre des changements au régime fiscal que propose le fédéral leur sont défavorables.

« Demandez quelle proportion d’impôts il faudrait payer, et vous aurez autant de réponses que de répondants, observe Neil Gurmukh, fiscaliste au cabinet Miller Thomson à Toronto. La question qui se pose pour les avocats, comme pour les autres travailleurs autonomes et propriétaires de PME, c’est s’il faut accroître le fardeau de leurs risques, qui diffèrent de ceux d’un simple employé. La politique fiscale ne devrait-elle pas en tenir compte? »

L’Association du Barreau canadien a lutté au front contre certains des changements au régime fiscal comme l’imposition des travaux en cours, qui restreindrait l’accès à la justice, notamment pour les populations marginalisées à qui profitent les honoraires conditionnels et recours collectifs.

L’opposition des juristes à la réforme fiscale pourrait être mal perçue par le public, mais il faut savoir qu’ils ne renâclent pas à payer leur dû : ils protestent le fait que la réforme ne s’attaque pas aux grandes inégalités systémiques.

Les stratégies d’évitement fiscal, bien que parfaitement légales et souvent orchestrées par des juristes, privent le pays de milliards de dollars chaque année. Les clients qui profitent de ces mécanismes ont une valeur nette dans les 50 millions de dollars et plus – ce sont eux, et non leurs avocats, qui roulent sur l’or tout en payant proportionnellement moins d’impôts que quiconque.

Il est du devoir de la profession juridique comme dans l’intérêt collectif de créer une société plus égalitaire. Nous approuverions une réforme fiscale qui tendrait vers cet objectif, pourvu qu’elle soit calibrée soigneusement pour préserver les incitatifs à l’entrepreneuriat tout en s’attaquant aux vrais foyers d’inégalité.