Passer au contenu

Propriété intellectuelle et libre-échange

Le Partenariat transpacifique pourrait bouleverser le régime de propriété intellectuelle canadien, s’inquiètent certains, tandis que d’autres appellent à la prudence quant aux récentes fuites de Wikileaks.

Michael Geist, University of Ottawa law professor
Michael Geist, University of Ottawa law professor Photo: Mike Pinder

«Le groupe connu à travers le monde pour la publication de secrets d’État a divulgué l’ébauche d’un chapitre du Partenariat transpacifique (PTP), un accord commercial négocié dans un niveau de secret sans précédent », a écrit Wikileaks sur son site web le 13 novembre 2013 à 9 h 55.

C’est ainsi que l’organisme créé par le fugitif australien Julian Assange a rendu public le chapitre sur la propriété intellectuelle de l’accord de libre-échange négocié par une douzaine de pays, dont le Canada, les États-Unis, le Japon et l’Australie.

Le document ne contient en fait que les positions des différentes parties aux négociations, classées par article sur plus de 90 pages. Mais il a eu l’effet d’une petite bombe, en particulier dans certains cercles canadiens.

« Si les États-Unis réussissent à faire pression sur les autres pays pour satisfaire leurs demandes, le Canada serait tenu de changer radicalement son droit actuel, renversant plusieurs règles récemment adoptées par le gouvernement dans sa réforme sur le droit d’auteur », estime le professeur de l’Université d’Ottawa Michael Geist, spécialisé dans le droit des nouvelles technologies.

Les préoccupations du professeur Geist et d’organismes de divers horizons portent entre autres sur la protection plus longue qui serait accordée à certains droits d’auteurs; sur des règles plus strictes pour la violation de droits sur internet (réelle ou alléguée); et sur le renforcement des brevets pour les médicaments de marque.

Dans la plupart des cas, le Canada s’inscrit en faux quant aux propositions des États-Unis. « Il est encourageant de voir qu’il y a quelques semaines encore, le Canada semblait être dans le camp de ceux qui résistaient à certaines des propositions extrêmes des grandes compagnies pharmaceutiques et des négo­ciateurs américains », a noté Richard Elliott, directeur général du Réseau juridique canadien VIH/sida.

« Mais est-ce qu’ils vont continuer à résister encore longtemps? Ça reste à voir », a ajouté l’avocat.

La réaction causée par les fuites de Wikileaks n’a pas été la même pour tout le monde. Certains, comme la Chambre de commerce du Canada (CCC), encouragent plutôt le gouvernement à faire preuve d’une plus grande ambition pour s’assurer de mieux protéger les droits d’auteur, les brevets et les marques de commerce.

« Trop souvent, nous sommes vus comme étant les adversaires de la propriété intellectuelle dans ces ententes. Nous demandons au gouvernement de travailler de manière constructive avec des pays comme les États-Unis et l’Australie », a déclaré Cam Vidler, directeur des politiques internationales à la CCC.

M. Vidler met le public, les groupes de pression et les juristes en garde contre les conclusions trop hâtives quant à des positions de négociation qui peuvent constamment évoluer.

« Ce qui en ressortira en fin de compte n’est pas nécessairement aussi extrême que les positions de négociation de départ », convient Angela Furlanetto, associée de la firme Dimock Stratton LLP à Toronto et présidente de la section nationale de la propriété intellectuelle de l’ABC. « Mais je m’attends certainement à ce qu’il y ait du changement », dit l’avocate.

Comme ses collègues, Me Furlanetto devra s’adapter à ces modifications, comme à celles de C-11 il y a quelques mois, et à celles de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, s’il entre un jour en vigueur.

« Il est assez remarquable de voir l’intérêt du public pour tout cela », estime néanmoins David Christopher, porte-parole de l’organisme canadien openmedia.ca, dédié à la protection de l’accessibilité d’internet.

« Je n’aurais pas pensé que vous entendriez autant de gens exprimer leurs préoccupations quant aux règles relatives aux droits d’auteurs. Ça démontre l’ampleur des préoccupations qu’ont les gens et leur désir de conserver un internet libre, ouvert et accessible pour tous. »

 

Ébauche de propositions

Voici quelques-unes des propositions contenues dans l’ébauche du chapitre sur la propriété intellectuelle et qui seraient susceptibles d’avoir un impact sur le droit de la propriété intellectuelle au Canada — et la vie des Canadiens :

1. De 50 à 70 ans pour les droits d’auteurs

Au Canada, la protection d’une œuvre survit à la mort de son auteur pendant 50 ans. Aux États-Unis, la période est de 70 ans après le décès. Et les négociateurs américains, australiens et autres voudraient que le PTP reproduise cette approche. Michael Geist craint que la prolongation nuise à l’accessibilité d’œuvres littéraires de ce côté-ci de la frontière. Sur son blogue (michaelgeist.ca), il a dressé la liste d’une vingtaine d’auteurs canadiens dont les œuvres seraient affectées par le changement, parce qu’ils doivent entrer dans le domaine public dans les 20 prochaines années. C’est le cas notamment de Marshall McLuhan, Gabrielle Roy et l’historien Donald Creighton. Cette prolongation irait aussi contre le compromis de la dernière réforme canadienne du régime de droit d’auteur, note Cam Vidler, directeur des politiques internationales à la Chambre de commerce du Canada. « Ceci dit, si vous regardez la nature du changement, dit-il, les classiques pourront toujours être enseignés et ce n’est pas un changement de 20 ans qui va faire une différence fondamentale ».

2. Un régime d’« avis et retrait »

Lors de la dernière réforme du droit d’auteur, il y a moins de deux ans, le Canada a choisi un régime « d’avis » comme mécanisme pour contrer les risques de contrefaçons en ligne. Ce système oblige un fournisseur de services internet, à la demande du détenteur d’un droit d’auteur, à aviser un utilisateur d’une possible violation de ses droits. Le régime d’« avis et retrait », proposé notamment par les États-Unis dans le cadre des négociations du PTP, va plus loin. Il oblige le fournisseur à retirer un contenu qui fait l’objet d’allégations de violations de droits d’auteurs. « Si la même personne est la cible d’allégations répétées, elle peut perdre accès à internet », renchérit Michael Geist. Cette possibilité provoque une véritable levée de boucliers de la part de groupes de défense de l’accessibi­lité d’internet, dont openmedia.ca. « Nous croyons que ça équivaut à un plan de censure d’internet, estime un porte-parole de l’organisme, David Christopher. « Ça coûte cher d’obliger les fournisseurs à faire cela et les coûts seraient transférés aux consommateurs », a-t-il ajouté.

3. Une protection accrue pour les médicaments de marque

Des groupes comme Médecins sans frontière et le Réseau juridique canadien VIH/sida s’inquiètent du manque d’accessibilité aux médi­caments qu’entraîneraient certaines pro­po­­­sitions contenues dans l’ébauche d’accord rendue publique en novembre, en particu­lier dans les pays en développement. Leurs préoccupations portent notamment sur des pressions exercées par les négociateurs américains pour prolonger la durée des brevets pour les mé­dicaments de marque — retardant l’entrée sur le marché de médicaments génériques moins chers. « Ça veut dire que beaucoup de personnes meurent parce qu’ils n’ont accès à des médicaments qui sont trop chers », tranche Richard Elliott, directeur général du Réseau juridique canadien VIH/sida. Cam Vidler de la Chambre de commerce du Canada est plutôt favorable à une protection accrue des médicaments de marque. « Il y a un équilibre à atteindre entre l’accès à court terme à des médi­ca­ments à faible prix […] et le développement à long terme de ces médicaments, pour soigner des problèmes de santé importants qui affectent les gens », dit-il.