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La vérité sur l’aide juridique

Pas toujours facile d’emmener le public à se soucier de l’aide juridique. Et c’est difficile de faire travailler tout le monde dans le système de justice pour pousser les gouvernements à agir.

Ripped and crumpled image of lady justice
iStock

L'accès aux services juridiques est un problème qui touche un grand nombre de Canadiens, car tôt ou tard, tout le monde est susceptible d’être confronté un problème juridique. Lorsqu'un tel problème n'est pas géré correctement, l’enjeu peut se propager à d'autres sphères de notre vie – en particulier chez les personnes marginalisées et plus vulnérables. Et pourtant, le financement de l’aide juridique n’est pratiquement jamais débattu comme une question électorale, comme l’a montré la dernière campagne fédérale.

Se pourrait-il que les Canadiens ne se soucient pas tant que ça des gens dont la vie est bouleversée par de tels problèmes?

« Ils ont l'impression qu'ils sont eux-mêmes responsables de ce qui leur arrive », estime Jill Perry, avocate principale (famille) au service d’aide juridique de la Nouvelle-Écosse. Il peut être difficile d’emmener le public à se soucier de l’aide juridique, car ceux qui y ont recours sont déjà marginalisés. Il y a aussi une tendance à stigmatiser le recours à ce type d’assistance chez ceux qui la voient comme un moyen d’aider « les criminels à s'en sortir ».

De plus, s’opposer au sous-financement chronique de l’aide juridique, comme le fait l’ABC, peut paraître intéressé aux yeux du grand public, explique Patricia Hebert, avocate spécialisée en droit de la famille chez Gordon Zwaenepoel à Edmonton.

« En tant qu'avocats, nous ne bénéficions pas des décisions individuelles visant à déterminer si l'aide juridique est couverte ou non dans notre province », dit Me Hebert, qui est la représentante nationale de l'ABC auprès du comité d'action national en droit civil et de la famille de la Cour suprême. « C'est un besoin collectif. »

Dans une certaine mesure, nos gouvernements le reconnaissent. Toutes les provinces et tous les territoires du Canada offrent un certain niveau d'aide juridique financée par des fonds publics. Toutefois, le système canadien est un ensemble inégal à travers les provinces, l’Ontario ayant récemment procédé à des coupes dans le cadre de ses plans de réduction du déficit.

Selon les plus récentes données du ministère fédéral de la Justice, les dépenses totales en aide juridique au Canada ont atteint 948,6 millions $ en 2017-18. La moitié des dépenses d’aide juridique étaient liées à des dossiers criminels, 6 % à des dossiers d’immigration et de réfugiés et 44 % visaient l’ensemble des dossiers civils.

Plus de 598 000 demandes d’aide juridiques ont été reçues en 2017-18. De ce nombre, plus des trois quarts ont reçu l’approbation pour le service complet. Mais l’inéligibilité financière est la principale raison citée pour le refus de donner accès au programme.

Les qualifications d’éligibilité varient à travers le pays. La plupart des programmes fournissent une meilleure couverture pour les dossiers criminels qu’ils ne le font pour des litiges de droit civil, et l’éligibilité financière demeure le critère principal pour déterminer qui pourra être financé. Mais les plafonds de revenus sont bas. Dans le cas d’une personne célibataire au Québec et en Alberta, c’est un peu plus de 20 000 $ pour une affaire civile. En Ontario, ça s’élève à 22 720 $, mais en Colombie-Britannique, le montant est en dessous de 20 000 $. Avec des plafonds d’éligibilité aussi bas, aucun programme ne passe près de répondre à la réelle demande pour des services juridiques parmi les revenus de la classe moyenne ou aux revenus un peu plus faibles.

Et pourtant, il existe une panoplie de données qui démontrent que l’aide juridique est nécessaire, pas seulement pour avoir accès à la justice, mais aussi pour engendrer un ensemble plus large de bénéfices pour la société. Un rapport récent de la Banque mondiale et de l’International Bar Association a souligné les fausses économies engendrées par le fait de ne pas fournir d’aide juridique, puisque ça a tendance à déplacer le coût de problèmes non résolus à d’autres postes de dépenses gouvernementales.

Me Hebert évoque des études qui démontrent que chaque dollar dépensé en aide juridique permet au gouvernement d’économiser six dollars en dépenses pour des services sociaux. Donc le retour sur l’investissement est difficile à suivre parce qu’il est mesuré sur le long terme et réparti à travers les différents niveaux de gouvernement et les différents ministères.

Il y a d’autres raisons pour soutenir un financement plus durable de l’aide juridique. Comme le faisait valoir le Rapport du Comité de l’accès à la justice de l’Association du Barreau canadien, une représentation adéquate permet au système de justice d’opérer de manière plus efficace. Quand les gens reçoivent une aide appropriée pour lire et préparer des documents et présenter des arguments, dit le rapport, ça économise de l’argent à long terme et donne de meilleurs résultats.

Mais même au sein de la communauté juridique, de convaincre les avocats de prêter leur voix pour soutenir un financement accru peut être un défi. « Pour beaucoup d’avocats en droit civil, ce n'est pas leur quotidien, et ils n'entrent pas en contact avec ces gens-là », note Erin Durant, associée principale chez Borden Ladner Gervais LLP à Ottawa.

Me Durant est parmi les avocats qui ont mené la charge pour sauver Pro Bono Ontario lorsque l’organisme devait être fermé l’an dernier en raison d’un manque de financement.

Heureusement, dit-elle, Pro Bono Ontario a réussi à convaincre suffisamment de membres de la communauté, y compris des juges à la retraite, de se prononcer en sa faveur. Même dans ce cas, le gouvernement fédéral, les provinces et les barreaux doivent encore proposer une solution à long terme.

Il y a eu des nouvelles positives en Colombie-Britannique récemment. En octobre, le procureur général de la province, David Eby, a annoncé un accord avec l'Association des avocats de l'aide juridique et la Legal Aid Society, engageant 20 millions $ de plus par an pour couvrir les frais d’aide juridique. En novembre, il a annoncé que le gouvernement ouvrirait huit nouvelles cliniques d'aide juridique dans la province pour un coût total de 2 millions $ destinés à améliorer l'accès à la justice.

Et avant les élections fédérales d'octobre, les libéraux ont promis de consacrer plus de fonds aux services d'aide juridique pour les immigrants et les réfugiés. L’ABC a accueilli favorablement cette annonce, mais a également invité Ottawa à s’engager à adopter les principes de financement d’un système national intégré d’aide juridique.

L’ABC avait aussi lancé une campagne, « Legal Aid Matters », afin de faire pression auprès des chefs de parti et des candidats lors de la campagne.

Me Hebert anticipe que le manque de financement stable demeurera une préoccupation. Les organismes provinciaux d’aide juridique peuvent proposer un service et s’assurer qu’ils reçoivent une formation adéquate, mais lorsque le financement est coupé, puis augmenté de nouveau, il devient difficile d’ajuster la capacité en fonction de tous ces changements.

Cela peut engendrer une sorte de cercle vicieux. La nature changeante de ce qui est et n’est pas financé par l’aide juridique, de même que les exigences règlementaires, contribuent à détourner l’attention des avocats de cet enjeu, juge-t-elle.

« Tous ces éléments rendent parfois le travail d'aide juridique peu attrayant pour les avocats », déplore Me Hebert. « De nombreux avocats se contentent de prendre du recul et de prendre de temps en temps certains dossiers pro bono. »

Me Perry, qui siège également au comité directeur du comité d'action national, confirme que les querelles autour du financement peuvent alimenter le cynisme quant à l'accès à des ressources limitées.

De plus, beaucoup de ceux qui ont une connaissance directe du problème ne sont pas en mesure de parler. Les juges, en particulier, constatent les dommages causés, mais ont des réserves à s'immiscer directement dans les affaires politiques, rappelle Michael Spratt, associé et avocat en droit pénal chez Abergel Goldstein & Partners LLP à Ottawa. Leur retenue – outre le fait que le juge en chef soulève le problème sur une base annuelle lorsqu’il parle de l’enjeu de l'accès à la justice – fait obstacle à une meilleure compréhension de la problématique.

« Les juges voient, jour après jour, ce qui se passe lorsqu'il y a des accusés non représentés devant le tribunal », explique Me Spratt. « Ils voient le temps passé devant les tribunaux, l'efficacité des avocats de la défense, le nombre d'individus qui plaident coupables ou qui prennent des décisions qu'ils pourraient regretter à un moment donné, car ils ne disposent pas des services d’un avocat. »

Selon Me Perry, les travaux du comité d'action nationale ont progressé sur ce front en réunissant des juges et des avocats d’à travers le pays. « C'est un signe de progrès que j'ai constaté au cours de la dernière décennie », dit-elle.

La Dre Julie Macfarlane, professeure de droit à l'Université de Windsor et directrice de projets nationaux pour le National Self-Represented Litigants Projects, affirme que les Canadiens ne se soucient pas de l'aide juridique. Elle dit que le vrai problème est le manque d’une culture des parties prenantes au sein du système juridique.

« Les avocats ont tendance à être tournés vers l'intérieur en ce qui concerne leur modèle d'entreprise et leur pratique – ils ne sont pas tournés vers l'extérieur », dit la Dre Macfarlane. « Ils sont intéressés par la gestion de leur pratique en tant qu'entreprise. Ils ne sont que marginalement intéressés par ce que le reste du grand public pense. »

C'est particulièrement vrai lorsque les avocats ont suffisamment de clients payants, ajoute le Dr Macfarlane, car ils n'ont pas à penser à l'aide juridique.

« Les avocats de pratique privée ont besoin d'une mentalité particulière de service public pour s'intéresser à l'aide juridique », estime le Dr Macfarlane. « Je crois que ça devrait être une profession axée sur le service public et que tout le monde devrait être intéressé par le fait de rendre ces services à autant de gens que possible. »

Me Durant abonde dans le même sens.

« Les avocats ont l'obligation de faire progresser l'accès à la justice », dit-elle. « Les avocats ont le devoir de veiller à ce que les gens aient accès à des services juridiques sous une forme ou une autre. Sinon, il n'y a personne d'autre pour les aider. Nous devons prendre cette obligation au sérieux, et si cela nécessite faire pression sur le gouvernement ou de soutenir les organisations de justice, nous avons un rôle à jouer. »