S’afficher dans un monde hétéronormatif
Comment des leaders 2ELGBTQ+ de la profession juridique ont tiré profit de leurs origines, de leur personnalité et des occasions de faire avancer les choses

Chaque jour, on entend parler des répercussions du mouvement contre la diversité, l’équité et l’inclusion sur la communauté 2ELGBTQ+. Cela à l’heure où de grands cabinets juridiques américains font marche arrière dans leurs initiatives de diversité, d’équité et d’inclusion (DÉI) et signent avec l’administration Trump des ententes dans lesquelles ils s’engagent à proscrire « les pratiques illégales de discrimination ou de favoritisme au nom de la DÉI ». Et au nom de la lutte générale contre les personnes transgenres.
En revanche, la plupart des cabinets juridiques canadiens semblent plus engagés à garder le cap et à poursuivre leurs activités de DÉI. Durant la saison de la Fierté, cela signifie notamment beaucoup de fêtes où plaisir, représentation et campagne de financement sont à l’honneur.
Cependant, même en présence de signes manifestes de soutien de la part des employeurs – comme les logos de cabinets aux couleurs de l’arc-en-ciel –, beaucoup de professionnels queer, surtout ceux venant de groupes marginalisés, de petites villes conservatrices ou de familles aux relations tendues, sont incapables d’être pleinement eux-mêmes au travail et se font discrets, déplore Jeremy Long, instructeur vancouvérois de perfectionnement du leadership.
Résultat : des employés devenant adeptes de l’alternance codique et masquant leur identité pour se fondre dans leur milieu professionnel plutôt que d’utiliser cette énergie pour exercer une véritable influence et faire avancer les choses de façon remarquable. Pour beaucoup de personnes queer, s’afficher ouvertement dans un monde hétéronormatif est une source de stress et d’efforts de plus.
« C’est désastreux, car il y a un immense potentiel qui reste latent chez les leaders non représentés, plus précisément les personnes queer, parce que nous avons appris à vivre parfaitement au diapason de nos milieux », dit-il.
« Les personnes queer ont une intelligence émotionnelle et une perception sociale sous-utilisées, car nous savons repérer les signes de danger. Ces compétences peuvent être très utiles dans les communications et la gestion des parties prenantes et des conflits. »
Pour M. Long, comprendre et exploiter ses scénarios intérieurs, trouver des groupes de soutien et bâtir graduellement sa confiance en soi sont essentiels pour quiconque veut surmonter sa crainte de s’afficher dans son milieu professionnel et suivre sa propre voie vers le leadership.
Le magazine ABC National s’est entretenu avec des leaders 2ELGBTQ+ de la profession juridique pour savoir comment ils ont tiré profit de leurs origines, de leur personnalité et des occasions de faire avancer les choses.
Les voici :
Steeves Bujold (de Montréal), associé, Chef de l’inclusion chez McCarthy Tétrault. Il a été le premier président de l’Association du Barreau canadien ayant un conjoint de même sexe. Il a été admis au Barreau en 1999.
Jennifer Mathers McHenry (de Toronto), associée fondatrice de Mathers McHenry & Co. Elle a été l’une des forces artisanes de la législation ontarienne accordant aux parents sans lien biologique avec leurs enfants – comme les conjoints de même sexe recourant à des donneurs de sperme et à d’autres technologies de reproduction – les mêmes droits légaux que les parents hétérosexuels. Elle a été admise au Barreau en 2005.
Lee Nevens (de Vancouver), conseillère principale, ministère de la Justice. Premier juriste trans à présider l’ABC-Colombie-Britannique. Iel a été admis au Barreau en 2013.
Douglas Judson (de Fort Frances), associé fondateur de Judson Howie. Ancien conseiller municipal et ex-président de la Fédération des Associations du Barreau de l’Ontario, fondateur de la Société des étudiantes et étudiants en droit de l’Ontario et cofondateur de Borderlands Pride. Il a été admis au Barreau en 2016.
Mathias Memmel (de Toronto), avocat adjoint à Fasken. Président de Start Proud et cofondateur de la Canadian Association of 2SLGBTQ+ Lawyers. Il a été admis au Barreau en 2023.
Nous leur avons posé des questions sur le leadership et leurs carrières. Ils estiment presque unanimement que le succès va au-delà des indicateurs traditionnels, comme les heures facturables et l’accès au statut d’associé; il s’agit d’influencer sa communauté.
Être soi-même
Lee Nevens rapporte que l’idée de son virage vers le service communautaire a d’abord germé durant son service dans les Cadets de l’Aviation royale du Canada, dont la devise est « Apprendre – Servir – Progresser ». Me Nevens s’est affiché comme queer à l’université et pendant ses premières années comme membre du Barreau et leader dans la communauté 2ELGBTQ+, mais iel s’est senti beaucoup plus confiant professionnellement après s’être déclaré trans et non binaire en milieu de carrière. Me Nevens se dit soulagé de ne plus avoir à consacrer temps et énergie à « masquer » sa véritable identité.
« Disons que j’ai eu quelques papillons dans le ventre la première fois que je me suis présenté en utilisant le pronom “iel”. »
De son côté, Steeves Bujold dit avoir toujours été très sensible. Au début, il pensait qu’être un avocat plaidant avec beaucoup d’empathie était une faiblesse.
« Mais je me suis rendu compte qu’en étant authentique publiquement, on peut être soi-même dans un cabinet juridique. Cette authenticité, cette empathie, on peut s’en servir. Vous êtes capable de lire les gens; c’est une qualité puissante. »
Jennifer Mathers McHenry a été « élevée de façon à développer une confiance en soi inouïe ».
« À vrai dire, l’idée de faire quoi que ce soit d’autre ne me traverse même pas l’esprit. C’est ma façon d’être. Je connais mes forces. Ça n’a vraiment rien à voir avec mon orientation et mon identité sexuelles, mais fait tout de même partie de moi. »
La réussite et le leadership, c’est quoi?
Pour Mathias Memmel, le leadership, c’est remettre en question les idées romancées sur la réussite et aider les gens à comprendre ce qui les comble réellement, plutôt qu’un simple parcours de carrière prestigieux.
« Mon approche du leadership commence essentiellement par une position où je souhaite instaurer et favoriser un milieu dans lequel chacun se sent à l’aise de s’exprimer », explique-t-il.
Douglas Judson a grandi dans le nord-ouest de l’Ontario, dans une famille très engagée dans son église et sa communauté. Cela, dit-il, lui a appris que le leadership exige d’être présent, de travailler dur et de faire tout ce qu’il y a à faire. Cette vision a façonné son approche du leadership, qu’il décrit comme « la représentation sans compromis, malgré de possibles conséquences sociales ».
Lorsqu’il est devenu président de l’ABC, Me Bujold s’est, selon lui, rendu compte qu’il était arrivé à un niveau professionnel où il pouvait avoir beaucoup d’influence comme modèle, être à l’écoute des autres et les soutenir, et créer un espace de confiance.
« Vous ne vous rendez pas compte, comme leader, de l’influence que vous pouvez exercer, mais juste être là, parler et mentionner des choses… Ça véhicule un message fort. »
La poussée vers le leadership
Me Nevens a grandi comme « enfant de l’aide sociale ». Iel a souvent vu toutes sortes de gens autour d’iel devenir victimes d’injustice. C’est de cette expérience que vient sa détermination à travailler pour opérer un changement.
« J’ai toujours voulu améliorer les choses pour nos communautés, pour la société, et ça comprend les personnes queer et trans, mais en fait, ça rejoint tout le monde », dit-iel.
Le fait d’avoir grandi « auprès de femmes incroyablement fortes » a fait de Me Mathers McHenry la personne qu’elle est aujourd’hui. Sa grand-mère et son arrière-grand-mère, témoigne-t-elle, ont fait tout ce qu’il fallait pour s’occuper de leurs familles et ont réussi.
« Si les choses vont mal, vous en retenez la leçon et vous faites autrement. Bien sûr, vous avez les compétences nécessaires. Vous trouvez une solution. »
Même s’il a grandi dans une région rurale du sud-ouest de l’Ontario, Me Memmel dit que ses parents, ouverts d’esprit, lui ont procuré un milieu où les relations queer étaient normalisées, ce qui a été déterminant pour son engagement à créer des espaces inclusifs pour les gens d’horizons divers.
Pour Me Bujold, l’encouragement est venu de Dave Leonard, ancien chef de la direction chez McCarthy, qui voulait l’avoir à la tête du groupe d’action pour la fierté du cabinet. Plus tard, il l’a pressé de briguer la présidence de l’ABC. Me Bujold a d’abord hésité, se demandant s’il voulait se définir comme « un homme gai sur la scène nationale », mais les encouragements de Me Leonard l’ont poussé à accepter.
« Ç’a été génial de maintes façons, raconte-t-il. J’ai grandi, ç’a été un défi personnel, mais ça m’a obligé à m’informer sur notre histoire et les batailles juridiques qui ont marqué le passé, pour des choses qu’on tient aujourd’hui pour acquises. »
Les modèles, c’est important
Me Memmel relate que des ténors du Barreau comme Nikki Gershbain, Adam Goldenberg, Tracey Doyle et Katherine Pollock lui ont donné de l’espoir et le courage d’être un leader public sur des questions controversées.
Quand Me Bujold a commencé à exercer la profession en 2001, il y avait peu d’exemples de juristes ouvertement gais. Mais à son arrivée chez McCarthy, il s’est affiché, inspiré et soutenu par son mentor, David Platts. Ouvertement gai depuis le début de sa carrière, Me Platts est par après devenu juge à la Cour supérieure du Québec.
Me Judson dit avoir été conseillé par Douglas Elliott et Paul Saguil, qui l’ont soutenu dans son travail de représentation et lui ont enseigné la valeur du leadership fondé sur des principes.
Pour Me Nevens, le soutien de bons mentors, « surtout de mentors queer cisgenres » comme barbara findlay, a été déterminant. Ce sont des gens qui « comprennent la lutte des personnes pionnières à bien des égards et l’adversité qu’affrontent les juristes queer, pour avoir vécu eux-mêmes des expériences similaires et essuyé des attaques des générations précédentes », explique-t-iel.
Encourager le leadership chez les autres
Me Mathers McHenry dit avoir ouvert son cabinet il y a six ans pour créer un établissement qui « valorise l’excellence et l’humanité ». Pour elle, les objectifs d’heures facturables sont importants, mais ne sont pas tout.
« Tout le monde peut contribuer différemment, selon ses aptitudes, ses compétences, ses intérêts et plus encore », déclare-t-elle.
Me Judson a pu « se diriger lui-même » puisqu’il a fondé son cabinet, ce qui le laisse libre de représenter ce qui lui tient à cœur. Il encourage les jeunes juristes voulant suivre ses traces à commencer par développer leurs compétences et se faire la main comme avocats dans un cabinet réputé. Il leur conseille de saisir ces occasions qui les galvanisent, mais les met toujours en garde : qu’ils soient prêts, car leur travail de représentation risque d’être impopulaire et d’attirer les critiques.
Aller de l’avant
Selon Me Bujold, permettre à tous de s’afficher tels qu’ils sont, c’est les rendre plus heureux, plus impliqués. C’est aussi favoriser leur réussite.
« Ils vont traverser l’enfer pour vous », dit-il.
« Et c’est ainsi qu’on réussit comme cabinet juridique, comme service juridique ou en pratique solo. »
Me Nevens estime que son travail à la présidence de l’ABC-Colombie-Britannique, c’est en grande partie s’afficher tel qu’iel est, là où nul n’a jamais vu de personne trans. Tout simplement.
« Je suis très ouvert sur mon identité. J’en parle. J’emploie mes pronoms au début de la plupart de mes discours, même quand le sujet n’a rien à voir avec mon identité, car le simple fait de s’afficher ouvertement comme personne trans dans ses milieux, c’est ce qui je crois a changé les choses au cœur de la communauté juridique en Colombie-Britannique. »
Prendre quelques initiatives dans sa carrière et se poser les bonnes questions, voilà le principal conseil de Me Mather McHenry pour les jeunes juristes cherchant leur voie. Ce n’est pas une question d’aller dans un grand cabinet juridique ou pas. Elle les invite à se poser les questions suivantes : « Quels sont les domaines du droit qui m’intéressent vraiment? Quel est le travail que j’aimerais faire au quotidien? Avec quel genre de personnes? Quel volume de travail m’intéresse? De quel revenu ai-je besoin? Quel est le genre de vie qui m’attire? »