D’avocate à entrepreneure
Renoncer à la sécurité conférée par le groupe pour voler de ses propres ailes est un risque qui peut être payant.
La plupart des juristes ont une certaine aversion au risque, conditionnés par leur formation et probablement même leur personnalité. Notre travail consiste à atténuer et à gérer le risque, qui est, à l’inverse, l’essence même de l’entrepreneuriat. Sans lui, le fruit des efforts ne serait pas aussi appréciable. Est-ce possible de concilier ces deux réalités? Bien sûr : en lançant sa pratique solo.
Il y a deux ans, j’ai quitté un poste stable et bien placé d’associée dans un cabinet juridique national pour lancer mon propre cabinet. J’exerçais le droit depuis 18 ans et j’avais souvent pensé à faire le saut. Comme j’ai travaillé dans des cabinets nationaux pendant toute ma carrière, je ne connaissais rien à la comptabilité de fiducie et j’ignorais la différence entre un grand livre général et un grand livre de fiducie. Par contre, je savais que je voulais prendre le contrôle de ma pratique, de mes frais généraux et de mon horaire. J’avais envie d’accepter des mandats et de fixer mes propres conditions.
Chaque fois que je pensais à me lancer, la peur me retenait. Je craignais de ne pas arriver à attirer assez de clients, à avoir une source de revenus récurrents et stables, à trouver un bureau, à gérer un compte en fiducie et à embaucher et garder en poste du personnel. De plus, le concept de frais généraux était plutôt nébuleux. Je savais qu’il était question des dépenses de base du cabinet, mais je ne savais comment elles étaient imputées. Bref, j’avais peur du volet « affaires » de la pratique du droit.
Pour contrer et atténuer les risques, les grands cabinets ont plusieurs domaines de pratique et de nombreux associés. Dans un cabinet, lorsque les secteurs des fusions et acquisitions ou des services bancaires connaissent un creux, c’est souvent l’inverse pour l’insolvabilité et le contentieux, ce qui vient stabiliser les revenus. La vente croisée est également un avantage important des grands cabinets, car les références de clients et clientes peuvent sauver les juristes plus techniques qui sont moins doués en matière de prospection. Les décisions sont aussi prises à plusieurs. Plus de têtes signifie moins de risque de perdre de vue les objectifs stratégiques à court et à long terme. Les coûts et frais sont moins faramineux, puisqu’ils sont assumés à plusieurs. Aussi, bien des cabinets nationaux offrent un régime de retraite, filet de sécurité tant convoité. De son côté, la propriétaire unique assume à elle seule tous les risques, pour le meilleur et pour le pire. Elle doit réduire ses dépenses ou ratisser de nouveaux domaines de pratique pour survivre aux ralentissements économiques. Elle doit décider de son propre chef s’il vaut mieux investir dans le marketing ou la modernisation du système du cabinet.
Les juristes d’entreprise, qui quittent souvent la pratique privée dans l’espoir de pouvoir s’impliquer dans une entreprise, occupent des postes bien déterminés dans une organisation. Ils peuvent ainsi se soustraire aux heures facturables exténuantes et à la responsabilité intimidante qu’est la prospection, mais ont rarement à prendre des risques ou des décisions d’affaires. Même s’il est possible de dénicher des postes stimulants, intéressants et payants en entreprise, les juristes qui les occupent jouent rarement un rôle déterminant dans l’entreprise.
L’entreprise individuelle convient aux juristes qui veulent exploiter leur entreprise selon leurs propres conditions sans les avantages (ou désavantages) de la société en nom collectif. Même si la société en nom collectif facilite la croissance par le partage des frais généraux, elle peut aussi la freiner en cas de mésententes sur les clients ou de problèmes de politique interne. Certains se démènent pour attirer des clients, qui sont finalement refusés par leurs associés pour conflit ou conflit perçu. Des associés peuvent même tourner le dos à des clients parce qu’il est peu probable à leurs yeux qu’ils génèrent assez de revenus pour le cabinet.
Renoncer à la sécurité que confère le groupe pour voler de ses propres ailes est un risque qui peut être très intéressant. D’abord, il y a la liberté d’établir le barème de vos honoraires, d’offrir aux clients des modes de paiement novateurs pour vos services juridiques, de cibler les clients dont la vision, les valeurs et la présence sur le marché correspondent aux vôtres et de proposer la valeur ajoutée que vous souhaitez. Vous pourrez mettre au point un modèle d’affaires qui défie les conventions de l’industrie, en faire l’essai sur le marché et le rectifier rapidement au besoin.
Lorsque j’ai lancé ma pratique il y a deux ans, je savais parfaitement ce que j’avais à faire pour me positionner dans une ville de marché intermédiaire comme Vancouver. J’étais bien consciente de la difficulté que posent les frais sur le marché, mais aussi de la taille et du volume du travail transactionnel prédominant dans la ville. J’ai mis au point un modèle d’affaires qui comportait certains risques, mais qui, si bien exécuté, me permettrait d’être à la barre d’une entreprise prospère. C’est ainsi que, d’avocate en cabinet, je suis devenue dirigeante d’entreprise. L’entreprise individuelle est le cadre qui m’a permis de devenir entrepreneure.