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Maîtres de leur destin

La collaboration, clé d’une pratique juridique prospère pour les praticiennes autonomes.

Charlene Cleary, Westshore Law, Victoria

À Langford en Colombie-Britannique, les avocates Charlene Cleary et Sarah Klinger travaillent en solo, mais partagent un élégant bureau d’un troisième étage où règne un esprit de camaraderie. Elles collaborent même de temps à autre de façon informelle.

À plus de 4 500 kilomètres de là, dans le Vieux-Port de Montréal, l’avocate en litige bien établie Angela Markakis travaille aussi en solo, en plus de louer des bureaux à d’autres avocats et avocates, souvent de façon ponctuelle. Elle aussi chérit le réseau de femmes qu’elle s’est constitué depuis qu’elle a quitté un grand cabinet d’avocats pour voler de ses propres ailes il y a deux ans.

Maîtres Cleary, Klinger et Markakis sont des figures emblématiques de cette culture de collaboration, vraisemblablement de plus en plus populaire chez les avocates qui décident de tracer leur propre voie. Elles affirment avoir atteint l’épanouissement professionnel, en partie parce qu’elles ont trouvé des alliées pour les aider à se tailler une place dans un milieu où les grands cabinets retiennent beaucoup plus l’attention que les petits indépendants.

« Plutôt que de travailler en cabinet, certaines avocates lancent leur propre petite pratique dans un véritable esprit de solidarité féminine. Elles se regroupent et partagent des ressources dans un climat de camaraderie sans structure formalisée », explique Me Cleary.

« Je nous appelle les sœurs solo », ajoute Me Klinger. « Notre regroupement est génial. Nous nous entraidons et nous encourageons les unes les autres. »

Même si l’exode des femmes des grands cabinets est bien connu, peu nombreuses sont les études de suivi sur celles qui se donnent une autre chance après leur départ en choisissant de continuer à exercer la profession à leur compte.

Même si la plupart des femmes commencent leur carrière dans les cabinets, les statistiques de 2018 du Barreau de l’Ontario révèlent que la pratique solo est le deuxième type d’emploi le plus occupé par les avocates dans la province, juste après les emplois au gouvernement. Selon un rapport de 2018 de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, la pratique solo et les petits cabinets dominent le milieu juridique au pays.

Sarah Klinger, admise au barreau de la Colombie-Britannique en 2001, a travaillé 11 ans dans différents cabinets avant de se lancer à son compte. « Quand j’arrivais à la maison, je me sentais comme une moins que rien si je n’avais pas facturé assez d’heures dans ma journée. »

Elle loue maintenant un bureau à Charlene Cleary, une mère de deux enfants qui s’est lancée à son compte après avoir constaté qu’elle avait besoin de plus de souplesse.

Me Cleary, qui avait surtout travaillé dans des cabinets classiques depuis son inscription au barreau en 2009, a fait le saut vers la pratique solo en 2015.

Toutefois, elle caressait l’ambition de faire les choses différemment depuis des années. Encore sur les bancs de la faculté de droit, elle se réjouissait déjà à l’idée d’avoir une carrière juridique en cabinet privé. Toutefois, elle a décidé de ne pas trop attendre avant de fonder une famille et est tombée enceinte pendant son année de stage. « C’est là que tout a changé pour moi », déclare-t-elle. « Je savais que je n’entrerais plus dans le moule du club des anciens, ce à quoi je n’aspirais pas vraiment de toute façon. » Elle a vite compris quels coups lui vaudraient les « louanges et récompenses du cabinet ». « Je pouvais voir que cette structure n’était pas faite pour moi. »

Charlene Cleary a décidé de spécialiser sa pratique solo en droit du travail, en droit des sociétés, en droit administratif et, dans les dernières années, en médiation. L’expérience a été difficile au départ. Après tout, elle était techniquement toujours une avocate débutante, malgré ses nombreuses années d’expérience en cabinet à son actif. Elle a vite réalisé qu’elle pouvait générer du travail et se tailler une place sur le marché. « Je commençais vraiment à croire que je pouvais y arriver », dit-elle. « Je peux trouver mes propres clients, travailler quand je veux et refuser les dossiers qui ne m’intéressent pas. »

Plus sa pratique florissait, plus elle se sentait valorisée. Cinq ans plus tard, l’entrepreneure se dit « très satisfaite d’avoir ma propre entreprise ». Comme d’autres praticiennes en solo, elle aime son autonomie et la souplesse, n’accepte que les causes qui concordent avec ses valeurs et est reconnaissante que sa valeur ne dépende pas du temps qu’elle passe en vis-à-vis au bureau. Elle adapte souvent son tarif aux dossiers et fait aussi régulièrement affaire avec d’autres femmes qui travaillent aussi en solo.

« C’est un échange à double sens. Je sais que je peux appeler certaines femmes pour leur demander leur opinion sur des dossiers et, dans la même veine, je réponds à leur appel avec plaisir », indique-t-elle. « Nous ne facturons pas ces appels aux autres et j’ai toujours l’impression que si je donne quelque chose, ça me reviendra. »

Par exemple, elle a mis son adjointe à la disposition d’une autre avocate pendant un temps mort, remplace d’autres avocates si un dossier se présente pendant leurs vacances et agit à titre de fiduciaire pour la pratique d’une autre femme. L’année dernière, elle a accueilli une stagiaire en droit en temps partagé avec une autre avocate qui avait quitté une société traditionnelle pour utiliser un de ses locaux.

Angela Markakis, tout comme Mes Klinger et Cleary, affirme se sentir enrichie par le soutien et la collaboration entre femmes qui travaillent en solo.

« Le fait de comprendre les éléments en jeu et les défis auxquels sont confrontés les femmes, les mères ou autre, nous rapproche à un certain degré », souligne Me Markakis, qui a lancé son cabinet en solo il y a deux ans dans un désir de liberté après une vingtaine d’années de travail dans des cabinets du centre-ville de Montréal comme avocate et, plus tard, associée. La mère de deux garçons insiste sur le fait qu’elle ne regrette pas ces années, qui lui ont permis d’arriver où elle en est aujourd’hui en lui permettant d’apprendre énormément et de se faire connaître dans le milieu.

Une ancienne collègue qui travaille maintenant à son compte lui a récemment téléphoné pour lui proposer de faire équipe dans le cadre d’une injonction, puisque le dossier cadrait mieux avec son expérience en tant qu’avocate spécialisée en litige.

« J’ai répondu “OK, faisons-le. Ma stagiaire est disponible, je suis disponible, mettons nos ressources en commun” », explique Me Markakis, qui espère avoir la chance de travailler à nouveau en équipe.

Elle mentionne qu’elle prête aussi sa salle de conférence de temps à autre et loue un local à une avocate de l’extérieur de la ville, mais qui ne veut pas travailler seule quand les affaires l’amènent à Montréal.

Meaghan Daniel, une avocate montréalaise qui a commencé le travail solo en 2018, voit la collaboration comme une avenue de choix pour les cas plus complexes.

« J’essaie d’être prudente et de ne pas accepter de dossier que je ne serais pas capable de traiter sans la structure de grand cabinet », explique Me Daniel, qui a quitté son emploi d’avocate chez Falconers LLP pour pouvoir s’occuper de son enfant avec plus de souplesse, se déplacer moins et se consacrer à d’autres intérêts. « On délimite ce qu’on se sent capable de faire et on le concilie avec nos rôles de parent ou nos autres responsabilités. »

Comme beaucoup d’avocates en solo, Meaghan Daniel a trouvé un créneau avant de se lancer à son compte. Celle qui se décrit comme « avocate activiste » a mis sur pied une pratique spécialisée en droit autochtone, domaine qui l’occupe maintenant presque exclusivement.

Même si elle ne travaille pas en solo depuis longtemps, Me Daniel estime connaître environ 20 à 25 femmes praticiennes autonomes, des jeunes avocates sorties de l’école depuis deux ou trois ans comme des avocates comptant plus de 25 ans d’expérience. Elles pensent à lancer une liste de diffusion « pour pouvoir rejoindre tout le monde facilement plutôt que d’envoyer des courriels ».

Entre temps, elle envisage une possible collaboration avec une autre avocate si ses services sont retenus dans le cadre d’une enquête à venir à Ottawa.

« Les déplacements seront très difficiles. Alors je me demande si je ne pourrais pas partager ce dossier avec quelqu’un », explique l’avocate qui considère « dépassée » l’idée selon laquelle un avocat doit gérer seul un dossier du début à la fin.

Me Klinger, spécialisée en droit du travail, des successions et dans les dommages corporels, souligne qu’elle a délibérément choisi de se spécialiser dans certains domaines.

« Selon moi, c’est la clé pour les juristes qui travaillent en solo de nos jours », dit-elle, pour éviter de tomber dans des domaines qui sont hors de notre zone de confort et « qui peuvent vraiment mettre en jeu notre responsabilité ».

« Il y a probablement de moins en moins de généralistes de nos jours parce que le droit évolue tellement rapidement. »

C’est là que sa sœur solo, Charlene Cleary, entre en jeu. « On s’entraide. On peut se poser des questions, se rendre dans le bureau de l’autre ou s’envoyer un message texte pour se demander “Hey, que penses-tu de cette situation?” Nous faisons toutes les deux du droit du travail, alors nous échangeons régulièrement. Je plaide aussi des dossiers en droit des successions et elle fait des homologations, alors je peux lui poser des questions si je crois qu’il me manque quelque chose. »

Actuellement, elle a également conclu une entente plus officielle, quoique ponctuelle, avec une autre avocate en solo. Me Klinger s’occupe de l’aspect contentieux et l’autre femme s’occupe des homologations.

La prospection de clients est un autre aspect important dans lequel les femmes s’entraident. Les femmes interrogées s’entendent pour dire que les nouveaux clients sont issus du bouche-à-oreille, de leurs relations sociales et des recommandations des unes des autres.

Même si la collaboration informelle semble être assez répandue chez les femmes qui pratiquent en solo, le milieu compte également certaines initiatives formelles, naissantes ou établies, visant à réunir les femmes. L’une de ces nouvelles initiatives, Her Legal Network, est un site Web qu’a créé l’avocate torontoise Thijiba Sinnathamby plus tôt cette année lorsqu’elle s’est lancée à son compte, en partie pour accommoder son style de vie en tant que mère d’un jeune enfant.

« J’avais des contacts, mais pas autant que si j’avais exercé le droit pendant quelques années », souligne Me Sinnathamby, qui a fait son stage dans un cabinet après avoir fini ses études de droit en 2015, mais a toutefois occupé des « emplois connexes au droit » par la suite.

Elle a créé son site Web parce qu’elle a découvert, en discutant avec d’autres avocates, que la plupart de leurs clients viennent de recommandations. Parallèlement, elle recevait des demandes de clients éventuels pour des dossiers dans des domaines de pratique en dehors de son champ d’expertise.

« J’ai communiqué avec plein d’avocats et avocates que je connaissais et ne connaissais pas… et, étonnamment, l’intérêt pour le site Web a explosé du jour au lendemain. Je pense que c’est une bonne façon de réseauter et d’apprendre à connaître des avocates qui travaillent dans différents domaines de pratique complémentaires aux nôtres. » Puisque les gens ont tendance à recourir aux grands cabinets pour embaucher des avocats, même si un grand nombre d’avocats travaillent en solo et dans de petits cabinets, le site Web est une façon de leur donner de la visibilité.

Il existe aussi beaucoup de programmes, de groupes et de réseaux bien établis, comme le Programme de mentorat en droit auprès des femmes, qui, en partenariat avec l’Université d’Ottawa, met en contact des étudiantes avec des mentores du milieu avant qu’elles n’entament leur carrière pour les aider à endiguer le flot de femmes qui quittent la profession. Sur le site Web du programme, on peut lire que 27 % des femmes qui quittent la pratique privée renoncent totalement à leur carrière en droit.

Me Cleary préfère cependant se fier aux contacts qui « se font naturellement » dans le cadre de sa pratique, beaucoup plus nombreux que les contacts faits lors d’événements de réseautage officiels.

Elle indique, toutefois, qu’elle aurait aimé avoir la chance de participer à davantage d’occasions de mentorat, autres que les programmes destinés aux avocats débutants. Elle aurait aimé entendre des histoires de femmes qui ont trouvé des moyens non traditionnels de pratiquer le droit pour l’inspirer lorsqu’elle se questionnait sur son avenir dans la profession.

« Quand j’ai commencé, j’aurais aimé avoir plus de portraits de ce genre afin de trouver des réponses à mes questions », affirme-t-elle. « Il y a tellement de différentes façons possibles de réussir. Selon moi, si on a l’impression que l’emploi qu’on occupe ne nous convient pas, ce n’est pas de notre faute. Ce n’est simplement pas le bon endroit pour nous. »

Sa collègue de bureau Me Klinger ajoute : « Je suis toujours heureuse quand je vois d’autres femmes se lancer à leur compte parce que je suis vraiment convaincue que ma vie s’est grandement améliorée quand j’ai fait le saut ».

Avec la collaboration de Yves Faguy.