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Entretien avec le juge en chef Richard Wagner

Dans le cadre de l'AGA de l'ABC, le juge en chef du Canada nous a parlé du travail de la Cour suprême en pandémie, ses efforts pour maintenir la confiance du public dans l'institution, et l'importance des opinions dissidentes.

Le juge en chef du Canada Richard Wagner en 2020
Le juge en chef du Canada Richard Wagner en 2020

ABC National : Vous avez parlé dans le passé de l'importance de la collégialité sur le banc de la Cour suprême. Comment décririez-vous l'état de la collégialité en ce moment après les deux dernières années ?

Le juge en chef Richard Wagner : Tous les gens se sont adaptés rapidement. Ici à la Cour suprême, on a un excellent personnel qui nous a appuyés. Je peux vous dire que ça n'a pas eu d'impact sur la collégialité qui est quand même un fondement de la Cour suprême ; on y tient beaucoup. C'est important de pouvoir se parler avec respect.

N : Depuis que vous avez été nommé juge en chef, vous vous êtes intéressé à l'accès à la justice. Vous avez insisté sur l’importance d’employer un langage clair dans la communication des jugements. Vous avez pris des mesures pour améliorer les communications publiques de la Cour et participé à des événements publics. La Cour a entendu des audiences à Winnipeg, puis bientôt à Québec. Quelle est la motivation derrière tous ces gestes ? Craignez-vous que la confiance du public dans le système de justice soit en baisse ?

RW : Je pensais qu’il était important, compte tenu du contexte social et de la situation à travers le monde, de s’assurer que les gens maintiennent leur confiance dans le système judiciaire. Les gens ont besoin de savoir ce qu'on fait, pourquoi et comment on le fait. C'est très difficile d’aimer quelque chose si on ne le connaît pas. Alors vous avez raison, ce sont toutes des initiatives qui s'inscrivent dans le même créneau, pour s’assurer de la confiance des citoyens, parce que c'est l'ingrédient essentiel pour assurer une forte démocratie. Vous voyez dans le monde, et pas loin de chez nous même, la démocratie en prend un coup ces dernières années dans des sociétés où on n’aurait jamais pensé que ça puisse arriver. Ça, c'est un manque de respect pour les institutions. Donc, c'est important de maintenir les efforts pour informer les gens, pour s’assurer de la confiance dans les institutions et, notamment, le système de justice.

N : Dans votre estimation, quel est l’état du respect des institutions ici au Canada ?

RW : Je pense qu’on a une très bonne démocratie au Canada. Mais l’erreur qu’on ne devrait pas faire, c'est de se contenter de ça.

N : Peut-on s'attendre à la tenue d’audiences dans d’autres villes ? Et comment se fait le choix de visiter une certaine partie du pays ?

RW : Oui. C'est sûr qu'on n’est pas devenu une cour itinérante, mais je pense qu’à chaque trois ans peut-être, tout dépendant des circonstances. Pour la première fois à Winnipeg [le choix] était facile. On s’était dit qu’on allait au milieu du pays. Winnipeg c'était le milieu, puis il y a une belle communauté de francophones au Manitoba, et d’autochtones et de Métis. Je pense que c'était de bon aloi d’aller à la ville de Québec, parce qu'on ne veut pas nécessairement aller dans les grands centres. On veut aller dans les régions qui peuvent accommoder une audition des juges de la Cour suprême, et où il y a une faculté de droit, des communautés variées. La prochaine fois, on ira peut-être dans les Maritimes et dans l’Ouest canadien.

N : Est-ce qu'il y a des limites à ce que vous pouvez faire en tant que juge quand vous essayez de communiquer avec le public et de les éduquer ? Ou faut-il repenser le rôle du juge à ce chapitre en 2022 ?

RW : Le rôle du juge évolue, et la société évolue. De plus en plus de juges ont des carrières après le banc, après avoir siégé. Et, donc il faut voir jusqu’à quel point on doit faire preuve de réserve. On n'est pas mêlé dans le débat public, ce sont les élus qui s’occupent de ça. Mais en même temps, on a la responsabilité de faire connaître qui nous sommes et ce qu'on fait. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs après plusieurs, plusieurs années de travail on a publié les nouveaux principes d'éthiques pour les juges. C'était à nous de nous ajuster, de nous adapter à la réalité du Canada en 2021, 2022. Donc, ça participe de cet effort-là de situer la place du juge dans la société moderne, ce qu’on peut ou ne peut pas faire.

Vous aurez constaté aussi que depuis le mois de mai 2020, pour la première fois dans l’histoire, le judiciaire accompagne l’exécutif dans des modalités pour améliorer le système de justice. On a mis sur pied un comité spécial avec le ministre de la Justice pour assure la reprise des travaux des tribunaux en raison de la COVID-19. L’objectif, c'était de donner des directives, donner des appuis, donner des recommandations, des suggestions aux autorités à travers le pays dans chaque province pour faciliter la reprise des travaux judiciaires dans chacune des provinces. Alors c'est parti d’une préoccupation vraiment urgente, au mois de mars 2020, d’assurer la reprise des tribunaux parce que c'était essentiel en matière d’urgence, surtout en matière criminelle et en matière de la famille. Là, on a migré de plus en plus vers un travail pour viser l’accès à la justice d'une façon générale à travers le pays. Et ça fonctionne très bien. On se mêle de nos affaires, chacun dans nos juridictions exclusives, mais on travaille très bien ensemble. Il faut oser travailler ensemble, mais toujours en gardant à l’esprit, évidemment, l’indépendance judiciaire qui est également un fondement de la démocratie.

N : Dans une entrevue récente, maitre Nadia Effendi a relevé que la Cour suprême avait accordé plus d'autorisations dans des affaires pénales que dans des affaires civiles l’an dernier, ce qui est inhabituel. Comment l’expliquez-vous ?

RW : C'est une bonne question. Ça dépend beaucoup évidemment des tribunaux inférieurs. Deuxièmement, on a remarqué dans les dernières années qu’il y a plus de dossiers d’appels de plein droit en matière criminelle. Mais encore une fois, ça peut varier. Les requêtes pour permission d’appeler, nous les accordons lorsque nous sommes d’opinion qu’il y a une question controversée dans les tribunaux inférieurs, que ce soit en civile, en criminel ou en matière constitutionnelle. Et, où il y a une question d’intérêt national, d’intérêt public que la Cour doit établir. Les critères demeurent les mêmes, ça n’a pas changé.

N : Il semble qu’au cours des dernières années, plusieurs décisions ont donné lieu à différents motifs concordants, ou des dissidences. Y a-t-il un risque que ça crée de la confusion auprès du public et dans la communauté juridique même ?

RW : La question des dissidences et des concurrences est une réalité qui existe à la Cour suprême du Canada depuis sa création. Je pense que c'est un avantage d’avoir des dissidences dans la mesure où elles sont nécessaires et dans la mesure où elles sont justifiées. Ça démontre notre transparence et que la Cour a pris en considération les arguments des partis, contrairement à des juridictions civiles en Europe où les tribunaux de même nature, qui ont comme règle de publier simplement la décision majoritaire. Cela dit, il y a des enjeux où il est souhaitable d’avoir une bonne majorité pour appuyer l’importance du point décidé. Je vous donne l’exemple de Vavilov, en droit administratif  [sur  les normes d’intervention]. Depuis Dunsmuir, il y avait beaucoup de critiques. Certains disaient que ça allait dans toutes les directions. Quand je suis devenu juge en chef, j’ai dit à mes collègues que je pensais qu’il y avait lieu de revoir Dunsmuir, et comment le droit administratif doit être appliqué au Canada, parce qu’il y avait de la confusion. Mes collègues étaient d’accord. Là j’ai dit, « allons vois si on ne peut pas trouver les bons dossiers pour traiter une fois pour toutes cette question-là ». On était prêt à faire un peu de ménage, ce qui avait été impossible dans le passé. J’ai nommé un amicus curiae, on a eu 26 intervenants dans le domaine du droit administratif. On a rendu une décision majoritaire très forte, 7 à 2. Et j’ai travaillé le dossier de façon très collégiale avec les collègues en soumettant plusieurs projets de décisions sur lesquelles les sept effectivement se sont ensuite entendus. Donc voilà un exemple où il fallait avoir une décision claire dans un domaine du droit excessivement important — le droit administratif, qui est la porte d’entrée pour beaucoup de citoyens canadiens, il faut avoir des décisions claires.

N : Ça arrive souvent que la Cour identifie un enjeu comme ça où il faut faire le ménage ?

RW : C'était la première fois à ma connaissance. C’était une problématique qui touchait des milliers et des milliers de citoyens canadiens et tous reconnaissaient l’importance et l’urgence d’agir. Mais c'est exceptionnel, évidemment.

N : La Cour suprême a émis un avis à la profession concernant les interventions en fin 2021. D’ailleurs votre collègue, la juge Suzanne Côté a participé à une séance à cet effet. Il n’y a pas eu de modifications aux règles en tant que telles. Par contre, avec les années, on a remarqué une augmentation dans le nombre d’intervenants, notamment dans les affaires de droit publique. Quel est le message que la Cour essayait de faire passer ? Compte-t-elle adopter une approche plus restrictive en matière d’intervention ?

RW : C'est une excellente question, parce qu'on veut protéger les acquis. Les interventions des intervenants au Canada sont très importantes. Mais il faut s’assurer que les directives soient claires. L’objectif était de préciser les attentes de la Cour, parce que ce sont les parties impliquées qui plaident le dossier. Alors c'est tout simplement le fait d’apporter des précisions pour éviter des répétitions et pour s’assurer aussi qu’on obtienne des éclairages des intervenants, différents de ceux des partis.

N : Cette année, c’est au tour du juge Michael Moldaver de prendre sa retraite. Quelle a été sa contribution la plus précieuse pour vous en tant que juge et collègue ?

RW : Je connais le juge Moldaver depuis 2012 quand j’ai été nommé moi-même comme juge puiné. Il a été juge à la Cour d’appel, à la Cour supérieure de l’Ontario aussi. Il a été un des meilleurs avocats en droit criminel en Ontario. Donc, il apportait à la Cour beaucoup d’expérience, beaucoup d’expertise, substantielle et également de terrain. Non seulement il a fait sa marque ici à la Cour, où il a été l’auteur de décisions en droit criminel qui seront longtemps des décisions de référence, mais également dans les autres domaines du droit. En droit commercial par exemple, le juge Moldaver a toujours été très présent sur le banc. C'est un des juges qui posent le plus de questions, il est curieux, il anime les discussions, il anime les arguments, il est toujours pertinent. J’ai toujours apprécié ça. Et c’est un collègue excessivement collégial, très respectueux. Il a été un des meilleurs juges de la Cour suprême du Canada selon moi.

N : Dernière question. Avez-vous eu un passe-temps pandémique préféré ?

RW : J’ai quatre petits-enfants, en plus de mes deux enfants. Ils me manquaient beaucoup, alors dès qu’il y a eu une ouverture, j’en ai profité pour les voir. Je prenais toutes les opportunités possibles aussi pour jouer au golf et au tennis, et faire des grandes marches. Je suis un passionné de la cuisine aussi, alors avec ma conjointe on s’est donné beaucoup de temps pour la cuisine lorsqu’on ne pouvait pas faire autre chose à l’extérieur.

N : Suivez-vous les recettes à la lettre ? Ou, vous vous lancez dans l’expérimentation ?

RW : J’aime beaucoup l’expérimentation. Le résultat n'est pas toujours agréable, mais sans essais on ne le saura jamais !