Q&R : Pourquoi il faut décriminaliser la rémunération des mères porteuses et des donateurs
L’avocate torontoise, Kelly Jordan spécialisée en fertilité, nous parle des nombreux écueils auxquels font face les mères porteuses, les donneurs et les parents d’intention.
La rémunération des mères porteuses et des donneurs de gamètes est interdite au Canada. L’année dernière – 14 ans après la promulgation de la Loi sur la procréation assistée –, le gouvernement fédéral a toutefois présenté un projet de règlement qui met de l’avant une liste de dépenses remboursables en lien avec les dons et la gestation pour autrui. L’ABC est de l’avis que cette liste ne devrait pas être exhaustive, mais plutôt couvrir les « dépenses raisonnables ». Elle préconise également la décriminalisation de la rémunération des mères porteuses et des donneurs. ABC National a rencontré Kelly Jordan (photo ci-dessus), avocate torontoise spécialisée en fertilité, pour discuter des nombreux écueils auxquels font face les mères porteuses, les donneurs et les parents d’intention lorsqu’ils se lancent dans l’aventure de la procréation assistée.
ABC National : Comment en est-on arrivés à ce cadre juridique?
Kelly Jordan : À la fin des années 1980, époque du rapport de la Commission Baird sur les nouvelles techniques de reproduction, on semblait vouloir éviter l’exploitation commerciale tant des femmes comme mères porteuses que des hommes comme donneurs de sperme. L’objectif premier était en fait de protéger les femmes. Et comme le gouvernement fédéral ne peut légiférer dans le domaine de la santé, il a exercé sa compétence en matière de droit criminel. Il a donc interdit des activités des mères porteuses et des donneurs et les a rendues passibles d’une peine d’emprisonnement ou d’une amende. Toujours est-il qu’à l’adoption de la Loi en 2004, l’opinion publique canadienne avait quelque peu évolué sur le sujet, même si elle était toujours partagée sur le bien-fondé de rémunérer la gestation pour autrui. Même aux États-Unis, certains États ont un modèle altruiste ou autorisent par ailleurs la rémunération. L’autre problème au Canada, c’est que les dépenses peuvent être remboursées, mais selon un règlement qui n’a jamais été édicté. Cela fait donc 15 ans que nous conseillons nos clients sans avoir de lignes directrices en matière de dépenses admissibles.
N: Les mères porteuses devraient-elles être rémunérées?
K. J. : Certains universitaires et non-praticiens du domaine ont un avis différent du mien. Mais peut-on réellement s’attendre à ce que des femmes mettent leur vie entre parenthèses, pendant les dix mois que dure au minimum le processus, sans obtenir de rémunération?
N: Quand on parle de dépenses, de quoi s’agit-il?
K. J. : Une mère porteuse pourrait percevoir une compensation pour perte de revenu de travail si un médecin certifie par écrit qu’une activité professionnelle serait dangereuse pour elle ou pour son fœtus. C’est une norme très stricte pour les compensations de ce type. Le projet de règlement n’autorise en outre pas les mères porteuses à être dédommagées pour une perte de revenu de travail après leur grossesse. Par ailleurs, le don de gamètes suppose habituellement des rendez-vous de stimulation hormonale. Il faut se soumettre à une procédure chirurgicale qui, dans le meilleur des cas, demande un à deux jours de récupération, mais aussi des rendez-vous de préparation. Le projet de règlement ne permet pas aux donneuses d’ovules d’être indemnisées pour ces dépenses, ce qui semble injuste dans un modèle altruiste.
N: Faut-il donc choisir entre un modèle altruiste et un modèle « commercial »?
K. J. : En fait, l’un n’exclut pas l’autre. Le fait est qu’il y a bien plus de gens qui recherchent des mères porteuses que de femmes prêtes à offrir ce service de manière altruiste. En même temps, les femmes qui deviennent mères porteuses sont motivées par des raisons hautement altruistes. Elles ne le feraient jamais, sinon. Et il faut savoir que notre modèle ne fait que déplacer le tourisme reproductif vers des régions où il obéit à une logique beaucoup plus marchande et se fait à des prix bien plus élevés, comme la Californie, où la conception de la reproduction assistée est beaucoup plus libérale. Le système protège vraiment les mères porteuses mais est extrêmement cher.
N: Devrait-on entièrement décriminaliser cette pratique?
K. J. : Très peu de questions de santé devraient être régies par le droit criminel. Pour moi, la situation renvoie au débat sur l’avortement. Utiliser le droit criminel pour encadrer des choix de santé très personnels est une méthode foncièrement inadaptée qui ne suit pas l’évolution des enjeux de santé. Instaurer une réglementation au niveau provincial est un moyen beaucoup plus efficace de prévenir l’exploitation potentielle des parents d’intention comme des mères porteuses, et de protéger au mieux les intérêts des enfants. D’ailleurs, la Cour suprême a clairement énoncé qu’il était impossible de prendre des décisions dans ce domaine sans empiéter sur la réglementation des provinces en matière de santé.
N: Et pourtant, les provinces ne se sont pas emparées de la question.
K. J. : Chose intéressante, la Loi autorise les provinces à adopter leur propre approche, mais mis à part le Québec, aucune ne l’a vraiment fait.
N: Qu’en pensez-vous?
K. J. : Il semble qu’il n’y ait pas de réelle volonté politique de traiter cette question en profondeur. Et pourtant, nous savons que la fertilité baisse et que l’infertilité augmente, que de nombreuses femmes ont des enfants à un âge plus avancé et que les gens s’en remettent à des tiers pour obtenir de l’aide. Cela a aussi des conséquences différentes pour la communauté LGBTQ, car il faut presque toujours recourir à des tiers pour fonder une famille. Ce que nous devons faire, c’est veiller à la sécurité de tous et à la prise en compte des intérêts supérieurs des enfants. Il ne faut pas prendre des décisions qui vont limiter l’accès à ce type de traitements.