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Murray Sinclair, ce géant du droit qui a bien failli ne pas en être un

Jeune avocat, Me Sinclair a souffert du syndrome de l’imposteur et a failli mettre fin à sa carrière juridique

Murray Sinclair accepts the CBA President's Award in 2018
Murray Sinclair accepts the CBA President's Award in 2018 Photo by Blair Gable

À ses débuts en droit, bien avant de devenir un célèbre visionnaire des droits autochtones et de la réconciliation, Murray Sinclair a presque jeté l’éponge.

« J’étais tiraillé entre ce que le droit représentait pour moi et mon sens de la justice et de l’équité », écrivait-il dans un billet en 2013 (publié uniquement en anglais).

« J’étais partagé entre ma perception du droit et celle des Aînés, car elles étaient différentes, et pourtant, la perception des Aînés était tout aussi profonde et valide que ce qu’on enseigne à la faculté de droit. »

Me Sinclair, décédé le 4 novembre à l’âge de 73 ans, a attiré des hommages de partout au pays, lui qui a déjà écrit avoir ressenti le syndrome de l’imposteur dans son travail de juriste.

À l’époque, il manquait de confiance en lui et n’était plus sûr de son choix de carrière. Cela lui rappelait la première fois qu’il avait entendu, enfant, Le vilain petit canard. À l’instar du caneton de cette histoire, dont l’apparence différente fait l’objet de moqueries, Me Sinclair avait profondément honte d’être pauvre, souffrait d’un complexe d’infériorité et ressentait une altérité qui le poussait à vouloir cacher son statut d’Anishinaabe.

Me Sinclair est né en 1951 près de Selkirk, au Manitoba, sur l’ancienne réserve indienne de St-Peter. Son nom anishinaabe, Mazina Giizhik, signifie « celui qui parle d’images dans le ciel ».

Après le décès de leur mère, lui et ses trois frères et sœurs, tous âgés de moins de cinq ans, ont été élevés par leurs grands-parents et leurs tantes.

Il n’a pas manqué d’amour, mais les répercussions générationnelles des pensionnats ont fait qu’il en savait très peu sur ses antécédents familiaux et son identité culturelle.

Il est infiniment reconnaissant à l’Aîné Angus Merrick de l’avoir poussé, au lieu de laisser tomber le droit, à changer d’optique en apprenant ce qu’on ne lui avait jamais enseigné.

« J’ai saisi la sagesse de ses paroles et je me suis lancé à la découverte de mon identité anishinaabe, pour moi, mais aussi pour mes enfants », a-t-il écrit.

Cette odyssée l’a mené dans les plus hautes sphères juridiques et politiques en tant que premier juge autochtone du Manitoba, sénateur, commissaire en chef de la Commission de vérité et réconciliation, co-commissaire de l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les peuples autochtones et responsable de l’enquête sur la chirurgie cardiaque pédiatrique menée pour éclaircir les décès d’enfants survenus au Centre des sciences de la santé de Winnipeg.

Me Sinclair a été Compagnon de l’Ordre du Canada et a reçu l’Ordre du Manitoba et de nombreux grades honorifiques, pour ne nommer que quelques-unes de ses distinctions.

« Les retombées du travail de notre père sont ressenties partout au pays et dans le monde », peut-on lire dans une déclaration de ses enfants.

« Tant les survivants des pensionnats que les étudiants en droit et quiconque l’a vu plaider s’entendent pour dire que Me Sinclair faisait preuve d’une écoute exceptionnelle et traitait chaque personne avec dignité et respect. »

La première fois qu’il a rencontré Me Sinclair, à une partie de golf, Harold (Sonny) Cochrane était encore un jeune avocat.

« Bien sûr, je l’avais vu dans les médias en lien avec l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les peuples autochtones et je savais qu’il était juge. Un quart de siècle plus tard, il s’est joint à notre cabinet comme avocat général. »

Après sa retraite comme sénateur en 2021, Me Sinclair a travaillé au cabinet autochtone manitobain qui s’appelait alors Cochrane Saxberg. Me Cochrane affirme que sa présence s’est tout de suite fait sentir : il a travaillé sur les recours collectifs nationaux et provinciaux que le cabinet codirige maintenant, relativement aux annuités de traités et au financement des organismes provinciaux de protection de l’enfance.

« Il s’agit de quelques-unes des plus grandes affaires de l’histoire du pays. Chacune vise à redresser les torts historiques causés à notre peuple », dit-il.

Me Cochrane précise que le cabinet s’occupe de quelques autres grands recours collectifs sur lesquels travaillait Me Sinclair.

« Son influence sur moi-même et notre cabinet se fera sentir pendant de nombreuses années encore. »

Le cabinet est devenu Cochrane Sinclair LLP en octobre pour honorer cette influence.

Me Cochrane confie que ses conversations sur le droit et la vie avec Me Sinclair vont énormément lui manquer. Ce dernier lui parlait parfois de la violente réaction, parfois accompagnée de menaces, qu’il avait suscitée au fil des ans, car après tout, disait-il, la critique fait partie de la réalité des leaders.

« Malgré tout, Me Sinclair n’était pas négatif; à mon avis, il n’y avait pas une once de mesquinerie en lui. »

Kerry Simmons, chef de la direction de la Division de la Colombie-Britannique de l’Association du Barreau canadien (ABC), était présidente nationale lorsqu’elle a remis le Prix du président à Me Sinclair en 2018.

« Je l’ai choisi parce que je voulais que plus de gens sachent à quoi il s’était consacré toute sa vie », dit-elle, décrivant Me Sinclair comme l’honnêteté incarnée, un homme qui ne lâchait jamais prise, même quand il avait le sentiment de prêcher dans le désert.

« Ce que chacun de nous peut faire, maintenant qu’il est décédé, c’est d’aller lire ses rapports et son livre. Apprendre. »

Dans ses mémoires récemment publiés, Who We Are: Four Questions For a Life and a Nation, il presse les citoyens et le pays entier de se poser les questions suivantes : D’où je viens? Où je vais? Pourquoi suis-je ici? Qui suis-je?

La sénatrice Kim Pate se rappelle à quel point Me Sinclair répétait souvent cette phrase : « La vérité vous libérera, mais d’abord, elle vous enragera ».

Elle mentionne qu’il était réaliste et savait qu’il faudrait du temps pour parvenir à une réelle réconciliation et pour concrétiser les 94 appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.

Il disait « la Commission nous a montré la montagne, c’est à nous de la gravir ».

La sénatrice Pate s’ennuiera particulièrement du sens de l’humour et de la bonté de Me Sinclair.

« Il humanisait les choses. Il faisait preuve d’amour, de sagesse et de respect, et faisait montre de courage, poussant les autres à agir. »

Beaucoup de gens ont parlé de la douceur de Me Sinclair à la suite de son décès.

« Il était gentil, patient et compréhensif à l’égard des gens comme moi, qui avaient beaucoup à apprendre », a écrit le premier ministre Justin Trudeau.

« Avec son décès, le Canada a perdu un géant – un brillant esprit juridique, un défenseur des droits des Autochtones et un guide de confiance sur notre chemin vers la réconciliation. »

Même si on le connaît surtout pour ce travail, Me Sinclair était aussi un défenseur des animaux.

Camille Labchuk, directrice générale d’Animal Justice, s’émerveille de la façon dont il avait réfuté, avec respect, les arguments des parties farouchement opposées à la Loi visant à mettre fin à la captivité des baleines et des dauphins (connu sous le nom de projet de loi Sauvez Willy) avant son adoption en 2019.

Me Sinclair s’est fait le champion de la Loi de Jane Goodall, devenue le projet de loi S-15 et toujours en examen au Sénat. Ce projet de loi étendrait la protection juridique aux animaux sauvages en captivité et éliminerait progressivement la captivité des éléphants.

« Toutes mes relations » est une expression qu’employait souvent Me Sinclair pour exprimer une « vision du monde autochtone intégrant les animaux aux relations », raconte Me Labchuk.

« Sa philosophie, c’était que l’obligation morale que nous avons les uns envers les autres englobe la nature, donc les animaux. C’est donc une façon très globale d’envisager comment agir, moralement et vertueusement, sur la planète. »

Ce qui avait réconforté Me Sinclair dans l’histoire du vilain petit canard, il y a bien longtemps, c’était de le voir découvrir avec une immense joie qu’il était en fait un cygne.

« J’ai appris, et je continue d’apprendre, ce que cela veut dire d’être Anishinaabe et comment l’être », a-t-il écrit.

« J’ai appris en cours de route qu’à l’image du vilain petit canard qui a toujours été un magnifique cygne, j’ai toujours été un être humain remarquable entouré d’autres humains formidables, mais avec une histoire et une existence qui me sont propres et dont je suis fier. »

« Le cygne n’est pas supérieur au canard; tous deux peuvent voler ensemble. Accepter nos différences en tant qu’humains et y faire face exige adaptation, confiance et respect. Voilà, en réalité, ce qu’est la réconciliation. »