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Le diplomate

Au cours de sa longue et riche carrière, Yves Fortier s’est distingué par son intégrité, son sens de la transparence et sa touche personnelle.

Yves Fortier
Yves Fortier Photo by/par Spyros Bourboulis

Il ne fait pas que vous recevoir. Il s’assure que le thé soit chaud à votre arrivée. Il ne fait pas que vous saluer. Il vous aide à enfiler votre manteau et vous raccompagne à la porte, en vous entretenant de choses et d’autres. Il a un horaire des plus chargés, et pourtant vous donne l’impression qu’il est à votre entière disposition.

S’il faut savoir une seule chose sur Yves Fortier, c’est qu’il est un juriste de tête et de cœur, mais surtout un diplomate dans l’âme. Pas qu’il aurait nécessairement besoin de l’être. Forts d’une aussi riche carrière marquée par des mandats hors du commun, nombreux sont ceux qui prétendraient à un horaire trop chargé pour vous parler plus de 20 minutes, d’un air presque distrait. Yves Fortier, de retour de Londres et New York et avant un déplacement qu’il l’attend quelques jours plus tard pour retrouver sa famille, vous recevra pour quelques heures sans que le moindre effort n’y paraisse. Malgré les piles appa­rentes de papier et de dossiers qui l’attendent, ou le téléphone qui sonne toujours en soirée.

Il est aussi naturellement humble. C’est plus fort que lui. Qu’importe s’il est aujourd’hui l’un des plus grands noms sur la planète en matière d’arbitrage international. Suffit d’employer des termes tels qu’« exceptionnel », ou « accomplissement » pour décrire son parcours et celui-ci ne pourra s’empêcher de rouler un peu les yeux. Ou à tout le moins s’empressera-t-il d’énumérer les noms de ses collaborateurs sur un dossier ou un autre et de préciser à quel point leur aide lui fut précieuse, afin de leur donner aussi leur part de mérite. Rappelez-lui qu’il a déjà refusé un siège à la Cour suprême et il vous dira qu’il aurait préféré que cette histoire ne sorte jamais au grand jour. « C’est dans le domaine public aujourd’hui, mais je n’ai pas aimé qu’on en parle », affirme-t-il.

Et c’est peut-être Norton Rose Fulbright aujourd’hui, mais il a encore le nom d’Ogilvy Renault tatoué sur le cœur. Son bureau, sis à Place Ville-Marie au centre-ville de Montréal, est encore au même étage que celui de la réception de Norton Rose.

« Vous allez parler à Pierre Bienvenu? Eh bien son bureau est juste là ! », lance Fortier, en pointant les locaux de son ancien cabinet. Il faut dire qu’une carrière de 50 ans au sein d’Ogilvy Renault, cabinet dont il a déjà été président, lui a laissé d’excellents souvenirs, ainsi qu’une franche camaraderie avec d’anciens collègues. Qu’on pense à Me Bienvenu, Stephen Drymer et plusieurs autres qui l’ont eu connu d’abord comme mentor; aujourd’hui devenu un ami.

Cela fait deux ans qu’il a quitté le cabinet. Après avoir été absorbé par Norton Rose, l’arbitre Fortier, s’est trouvé avec un trop grand potentiel de conflits d’intérêts à l’échelle globale pour maintenir sa pratique au sein de l’étude. Il a eu à choisir entre deux amours. Il a choisi l’arbitrage. « Pour les années de carrière qu’il me reste, j’ai choisi de faire ce qui me passionnait. Mais ça a été comme un divorce. Cela n’a pas été facile. Pour moi, ce sera toujours Ogilvy Renault », explique-t-il, avec une émotion évidente dans les yeux.

Mais on n’y sent aucune amertume. D’ailleurs, sa personnalité, sa politesse, et le fait qu’il se rend disponible pour autrui sont les premiers traits cités par ses amis et collègues. « C’est un prince, résume Me Stephen Drymer. Il l’a toujours été, et ce, dès nos premiers contacts. » Celui-ci se souvient aussi des débuts de ce qu’il appelle un « coup de foudre professionnel », dont l’ori­gine remonte au jour où le jeune avocat qu’il était à l’époque chez Ogilvy Renault s’était fait appeler au bureau du président. « Je me demandais ce que j’avais pu faire, confie-t-il. Mais finalement il se trouvait qu’Yves avait simplement besoin d’un jeune du groupe de litige pour un mandat. J’y ai découvert un homme d’une humanité impeccable. Combien de fois, dans notre univers professionnel, entendez-vous un senior dire merci à un plus jeune? Dans un monde féroce et compétitif, Yves fait toujours preuve d’une grande délicatesse avec les gens qu’il côtoie. »

Pour Me Barry Leon, qui voit Yves Fortier principalement re­lativement à des dossiers pour le centre d’arbitrage à Toronto Arbitration Place, celui-ci a certainement contribué à l’expansion de l’arbitrage comme mode crédible de règlement des différends. « Il a aidé à mettre sur pied les procédés, fonder les centres d’arbitrage, former les arbitres et donner la crédibilité à ce mécanisme, dit celui qui dirige le groupe d’arbitrage international de Perley-Robertson, Hill & McDougall. « À ma connaissance, personne ne l’a encore appelé l’Arbitre Energizer, mais c’est précisément ce qu’il est. »

Son ancien collaborateur Me Pierre Bienvenu, aujourd’hui cochef mondial de l’Arbitrage international et associé principal chez Norton Rose Fulbright, abonde en ce sens. « Il sait bien déléguer, motiver et valoriser les gens avec qui il travaille. Il donne beaucoup de responsabilités aux jeunes, de sorte qu’on en vienne à ne plus travailler simplement pour lui, mais avec lui. »

« Il est au sommet de ce qu’on peut concevoir comme carrière en arbitrage international, poursuit Me Bienvenu. Il compte parmi les quatre ou cinq noms les plus en demande. Il incarne cette versatilité que les juristes canadiens — particulièrement ceux du Québec — peuvent apporter sur la scène internationale étant donné leur bagage en droit civil et en Common Law. Et c’est sans compter tout le succès qu’il a connu à titre d’admi­nistrateur de grandes sociétés. »

De plaideur à diplomate

Et pourtant, le parcours ne fut pas tracé d’avance.

La carrière de Me Fortier, aussi ancien président de l’Association du Barreau canadien, a connu un virage d’importance en 1988, lorsque son ami, le premier ministre de l’époque Brian Mulroney, l’a chargé d’un nouveau mandat : représenter le Ca­na­da aux Nations unies, alors que le pays devait obtenir un siège au Conseil de sécurité.

« Je suis arrivé au bon endroit au bon moment, estime Me Fortier. Pendant mon mandat à New York, le mur de Berlin a été démoli, l’Union soviétique s’est dissoute, nous avons vécu la première guerre du Golfe, la libération de Nelson Mandela — que j’ai eu le plaisir de rencontrer — disons que cela m’a exposé à des dossiers de qualité. »

C’est à ses instincts de plaideur que Me Fortier a eu recours pour l’aider à s’adapter à ce milieu en plein bouleversement. « Je suis arrivé dans la culture et le monde de la diplomatie comme un outsider. Mais il faut dire que j’étais aussi bien entouré, ajoute-t-il. Et puis, étant donné ma proximité avec Brian, j’avais une ligne directe au bureau du premier ministre. Ça aidait, invariablement. »

Sa plus grande fierté de cette époque? « J’ai eu des discussions avec Mulroney qui ont fait qu’éventuellement, il y a eu une relation entre le Canada et l’Organisation de libération de la Palestine. À part cela, le Brian a été coprésident du Sommet mondial pour les enfants en 1990. Ce fut un grand moment pour nous. »

« Mes deux années au Conseil de sécurité furent de belles années pour les Nations unies: la fin de la guerre froide, la première guerre du Golfe, résume-t-il. Deux ans plus tôt, je pratiquais le droit à Place Ville-Marie ! J’étais soudainement dans les ligues majeures, majeures. J’ai eu la piqûre. J’ai été à l’abreuvoir de la chose internationale pendant quatre ans, et j’ai aimé ça. »

Époque charnière de l’arbitrage

Il était don hors de question pour Me Fortier de retourner à la plaidoirie lors de son retour de New York en 1992. La magistrature ne figurait pas non plus dans ses plans. « Ce n’est pas dans mon ADN, tout simplement, explique-t-il. J’admire ces juges, c’est le summum pour un avocat de devenir juge. Mais d’aller m’enfermer avec huit autres hommes et femmes, cesser d’avoir des relations personnelles avec des avocats, ce n’était pas pour moi. »

Restait toutefois l’arbitrage. C’est ainsi qu’il avait fait appel, à son retour en pratique privée, à l’associé d’Ogilvy Renault alors posté à Londres, Andrew Fleming, pour lui demander de l’aider à rencontrer des avocats responsables de l’arbitrage dans la plupart des grands cabinets de cette ville alors en croissance dans ce secteur. Celui-ci a organisé les introductions.

« Il faut savoir qu’à l’époque, le traité sur l’arbitrage qui était devenu la référence dans le milieu avait été rédigé par deux avo­cats qui travaillaient au cabinet Freshfields, soit Allan Redfern et Martin Hunter. Et qu’un jour alors qu’on m’avait invité à une rencontre, je rentre dans une petite salle de conférence et je rencontre Redfern et Hunter ! Il faut croire que nous nous sommes bien entendus, puisqu’au lieu de passer une demi-heure ensemble on a passé une heure. »

Le soir même, Me Fleming rappelle Fortier pour lui remarquer que Me Redfern avait, semble-t-il, su impressionner Me Redfern. Celui-ci représentait des propriétaires responsables de la construction d’un tunnel sous la Manche, qui avaient une réclamation de la part des entrepreneurs pour un milliard de dollars. « Il y avait un arbitrage, et ils se cherchaient un président, se rappelle Me Fortier. On m’a demandé si j’étais intéressé à ce que mon nom soit mis sur une courte liste. Le lendemain, on m’a appelé pour me dire qu’on me voulait. » Ce premier dossier allait établir la réputation de Me Fortier dans le domaine.

Depuis, celui-ci n’a jamais regardé en arrière. « L’arbitrage offre tous les avantages de la magistrature et aucun des fardeaux. Je butine d’un dossier à l’autre. Je n’ai pas les mêmes gens à mes côtés. J’ai de la variété », explique-t-il. Et la variété ne lui a pas manqué, chose certaine. Il se déplace régulièrement à Londres et New York pour y entendre des litiges. L’Asie l’appelle aussi à l’occasion. « Je ne vous dirais pas que je suis trop occupé, parce que sinon les gens n’appelleront plus ! Mais disons que j’ai un bel horaire ; que je suis heureux dans mon milieu. »

Où trouve-t-il le temps de se reposer? « Un esprit sain dans un corps sain, répond-il. Je joue au tennis aussi souvent que possible. L’hiver, je fais du ski, surtout du ski de fond. L’équilibre est important. »

Et pour demeurer dans le secteur? « Une fois que vous êtes dans la tente de l’arbitrage international, à moins de commettre un gros impair, vous y restez, estime-t-il. Certains se plaignent que c’est une mafia contrôlée par certains nombres d’entre nous. C’est de moins en moins vrai. Il y a de plus en plus de femmes aujourd’hui — Dieu soit loué. Il y avait beaucoup de cheveux gris, mais on trouve aujourd’hui de plus en plus de nouveaux visages. »

« Cela a aussi l’avantage d’être vrai »

Ceux qui connaissent Yves Fortier lui attribuent une expression héritée de son père : « Cela a aussi l’avantage d’être vrai »

Il s’est distingué, au fil de sa carrière, par l’importance qu’il attribue à la transparence et à l’honnêteté. L’un des épisodes les plus éloquents à cet égard, maintes fois rappelé par d’autres le connaissant bien, est son opinion individuelle dans l’arrêt de la Cour internationale de justice Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn, où celui-ci avait servi de juge ad hoc, et où il avait non seulement dénoncé l’usage de documents par l’une des parties — le Qatar — qui s’étaient avérés frauduleux, mais aussi reproché à la Cour de ne pas être « all[ée] plus loin » que d’offrir une version narrative des faits reprochés, et de la tentative du Qatar de profondément « vicier » le litige. « La Cour ayant choisi de ne pas aborder cette question, j’ai décidé qu’il était de mon devoir de le faire », a-t-il insisté dans sa décision.

Et aujourd’hui? Entre deux vols ou parties de tennis, Me Fortier passe autant de temps que possible en compagnie de ses enfants et de ses petits-enfants. Car la famille est bien importante pour lui, comme en témoignent les multiples photos qui ornent son bureau.

Lorsque possible, son épouse le rejoint aussi de temps à autre s’il est appelé à se déplacer. « C’est important de partager des moments ensemble ». Mais comme si les voyages d’affaires ne suffisaient pas, lui et sa conjointe ont aussi découvert le monde de la croisière, confie-t-il. La mer Noire, la Méditerranée, la Baltique, l’Alaska, toutes des destinations que le couple a visitées à bord d’un paquebot. Prochain voyage de plaisance? L’Argentine.

Finalement, l’image d’Yves Fortier en croisière sonne assez juste. Voguer de par le monde, s’élevant avec les marées, tout en s’adaptant aux nouveaux climats, le compas (ou le droit) bien en main afin de ne pas perdre le Nord. Une vie résolument internationale, tournée sur le monde.

Yves Fortier sur…

… L'ONU

J’y ai appris la patience ! Vous savez, chaque pays a le droit de parole, et chacun dispose du même temps. Alors quand on fait un tour de table, des fois on a l’impression que c’est long, et qu’on aurait pu écrire la conclusion longtemps d’avance. Mais cela dit, c’est un processus important, et j’ai été privilégié d’y siéger à une époque aussi tumultueuse.

… L’arbitrage

Le plus grand défi maintenant, c’est le danger que certaines décisions se fassent attendre longtemps. Dans certains milieux, il y a aussi des arbitres qui sont portés à exiger un taux horaire qui est exagéré. Des avocats aussi. Cela menace la réputation de l’arbitrage comme étant un mécanisme abordable et rapide.

… Montréal comme centre d’arbitrage

Contrairement à Toronto qui depuis quelques années a vu l’arbitrage domestique croître, Montréal n’a pas réussi à s’imposer. À Londres, Paris, La Haye, Singapour, Hong Kong, on voit que ça se développe. On voit aussi de plus en plus d’arbitrage en Amérique du Sud. Peut-être que nous n’étions pas suffisamment nombreux dans les années cruciales des années 1990. C’est malheureux, parce que selon moi on avait tout : deux langues, deux cultures juridiques, et une proximité avec les grands centres de commerce mondial.

… Devenir arbitre

Cela s’apprend sur le tas. Je ne crois pas qu’on naisse juge ou arbitre. Ça se développe avec le temps. Au final, c’est un cocktail d’instinct, de jugement, de connaissances, de patience, d’une foule de facteurs qui entrent en ligne de compte. Mais le pire défaut que peut avoir personne en position de trancher, c’est de ne pas être capable de décider.