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Pas de privilège à la frontière

Il faut élaborer une politique sur l’application du privilège du secret professionnel lorsque les avocats traversent la frontière.

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Cyndee Todgham Cherniak est une adepte de Game of Thrones (Le trône de fer). Alors, lorsqu’elle parle de la manière dont les avocats sont traités lorsqu’ils traversent la frontière canadienne, ses propos tendent vers la métaphore médiévale.

« La question est de savoir à qui vous ouvrez la grille, si vous fouillez la personne avant de la laisser entrer ou si vous attendez qu’elle soit à l’intérieur du château, et quels sont ses droits une fois qu’elle a passé le portail », résume Me Todgham Cherniak, spécialiste du droit des douanes et fondatrice de LexSage, un cabinet de Toronto spécialisé en droit du commerce international et des taxes à la consommation.

Ce qui la sidère, c’est de voir combien peu d’avocats canadiens savent que les agents des douanes des deux côtés de la frontière ont le pouvoir de saisir les documents protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat. À titre de présidente de la Section de la taxe à la consommation, des douanes et du commerce de l’Association du Barreau canadien, Cyndee Todgham Cherniak a déposé une proposition lors de l’assemblée annuelle de l’ABC en août dernier pour la constitution, avec le gouvernement fédéral, d’un groupe de travail mixte chargé d’élaborer une politique sur l’application du privilège du secret professionnel lorsque les avocats traversent la frontière vers le Canada. Elle prévoit la tenue d’une réunion avec des fonctionnaires du ministère de la Justice au début de l’année 2014.

« Croyez-le ou non, la plupart des avocats dans la salle, lorsque nous débattions cette question, ne savaient même pas que les agents des douanes avaient ce pouvoir », confie-t-elle. « Nous voyageons tous avec un ordinateur portable — peu d’entre nous travaillent même encore avec un ordinateur de bureau. Nous les traînons même en vacances. Or, ces ordinateurs portables contiennent beaucoup de documents électroniques sensibles. »

Les frontières sont des endroits étranges : les règles qui s’y appliquent ne sont pas les mêmes qu’ailleurs. La Cour suprême du Canada a récemment resserré les conditions encadrant l’examen des ordinateurs lors d’une perquisition — et pourtant, les avocats qui traversent la frontière vers le Canada n’ont aucun droit de revendiquer le privilège du secret professionnel sur les documents qu’ils transportent, qu’ils soient imprimés ou électroniques.

L’article 99 de la Loi sur les douanes accorde aux agents des services frontaliers canadiens des pouvoirs étendus pour examiner toute « marchandise » qu’un voyageur tente de faire entrer au Canada — ce qui comprend les ordinateurs portables, les tablettes et les téléphones intelligents. Aucune exception n’est prévue pour les documents qui seraient protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat dans n’importe quel autre contexte.

« Ils peuvent insérer une clé USB dans votre portable et tout télécharger », affirme Cyndee Todgham Cherniak. « Et une fois qu’ils ont tout téléchargé, vous n’avez aucun moyen de savoir ce qu’ils en font. Il n’existe aucun mécanisme juridique pour les forcer à détruire ces documents. C’est la raison pour laquelle il nous faut une procédure. »

Curieusement, les règles relatives au secret professionnel applicables aux avocats voyageant dans l’autre direction sont plus évoluées — bien que plus obscures. Un document publié en 2009 par le département américain de la Sécurité intérieure indique que les documents juridiques ne sont pas « exemptés » des examens, mais que si un agent de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) suspecte qu’un document juridique pour lequel le privilège du secret professionnel est revendiqué pourrait, par exemple, être lié à un crime, il doit (traduction) « communiquer avec le bureau de l’avocat principal de l’ICE ou le bureau approprié des procureurs des États-Unis […] avant d’entreprendre ou de poursuivre tout examen des documents ». Il ne s’agit pas d’un système d’appels, mais c’est mieux que rien.

« Ce qui arrive alors, c’est que ces documents sont transmis à un avocat du gouvernement qui examine les documents et détermine si le privilège s’applique », explique Susan Kohn Ross, associée chez Mitchell, Silberberg and Knupp LLP, un cabinet de Los Angeles spécialisé en droit des douanes et du commerce international.

« En général, les avocats ne sont pas embêtés à la frontière. Évidemment, si vous êtes assez bête pour essayer de traverser la frontière avec une cargaison de drogues dans votre porte-documents, vous devez vous attendre à ce que tout le reste de vos affaires soit inspecté. »

Il peut survenir des problèmes, évidemment, et une avocate travaillant sur un projet de fusion majeur, par exemple, pourrait ne pas être rassurée par les vœux de confidentialité des agents des douanes. « Les agents des services frontaliers disent toujours que les renseignements ne seront jamais divulgués. Formidable — excepté qu’ils sont contredits par Wikileaks », fait remarquer Joel Guberman, associé du cabinet torontois Guberman Garson et spécialiste du droit de l’immigration.

Il peut y avoir beaucoup en jeu dans ce genre de situation — y compris votre carrière, affirme Heather Segal, également associée chez Guberman Garson. « Une fois que vous avez traversé la frontière, vous êtes en sol américain. Vous devez alors incontestablement répondre aux questions qu’on vous pose », dit-elle.

« Pourriez-vous dire “Je ne veux plus aller à (ma destination aux États-Unis)”? Bien sûr. Est-ce que cela veut dire que vous n’avez pas à répondre aux questions? Tout dépend de la façon dont vous voulez que les choses évoluent. Ils ont le droit de vous détenir. »

Les agents des douanes peuvent également recourir au « renvoi accéléré », une mesure qui vous interdit de travailler aux États-Unis pendant un certain nombre d’années — ou pour toujours. « Si vous voulez parler de moyens de contrainte, que diriez-vous d’être interdit de façon permanente aux États-Unis pour fausses déclarations? », demande Heather Segal. « C’est une possibilité. Vous ne voulez pas vous rendre là. »

Heureusement, il est assez aisé de protéger le secret professionnel sans provoquer l’ire des agents de douanes américains. La solution la plus simple? Ne prenez pas le volant : prenez l’avion.

« À l’aéroport, vous avez l’obligation de répondre à toutes les questions avant de pouvoir embarquer sur un vol international », explique Joel Guberman. « Mais vous avez aussi le droit de dire “Non, j’ai changé d’idée, je ne désire plus entrer aux États-Unis”, et de tourner les talons. Peu de gens sont au courant de cela. »

« Vous ne pouvez pas faire cela à un point d’entrée terrestre, parce que, au moment de vous faire questionner, vous êtes déjà de leur côté de la frontière. »

Et Heather Segal d’ajouter : ne traversez pas la frontière avec quoi que ce soit que vous voudriez soustraire à la vue d’un agent des douanes. « Autrement dit : ne soyez pas idiot », résume-t-elle.

Une autre solution simple est de conserver ses documents dans « le nuage », de sorte que vous y aurez accès lorsque vous en aurez besoin grâce à un mot de passe, mais sans qu’ils se trouvent sur votre disque dur.

« D’ici à ce que vous décidiez d’y accéder, il n’y a rien sur votre ordinateur — et il n’y a rien là d’illégal », précise Joel Guberman.

S’il y a un risque que vous vous fassiez interroger à la frontière sur des documents protégés par le secret professionnel, il est bon d’avoir un accord préalable avec votre client établissant ce que vous êtes en mesure de divulguer.

« “Qu’êtes-vous venu faire?”, c’est une question parfaitement légitime », reconnaît Heather Segal. « “Qui est votre client?” À cette question, vous pouvez répondre : “Je n’ai pas le droit de vous le dire.” C’est le genre de situation où il peut être utile d’avoir une lettre de votre client expliquant clairement ce que vous êtes venu faire aux États-Unis. »

Et souvenez-vous : vous avez toujours la possibilité de demander à parler à un supérieur. L’appel à la hiérarchie est un dernier recours, mais il peut faire la différence entre traiter avec une personne raisonnable et argumenter avec une personne qui fait du zèle dans le but d’avoir une promotion.

« Tentez de regarder les choses de leur point de vue. Ils essaient d’empêcher les gens qui représentent une menace pour les intérêts et la sécurité de leur pays d’entrer sur le territoire », explique Heather Segal. « C’est leur travail. On l’oublie parfois. »

« Environ 65 % de votre succès dépendra de la personne à qui vous parlez. »