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L’émergence du financement des litiges dans le contexte commercial

Les litiges peuvent être risqués et coûteux. Mais ils peuvent aussi valoir leur pesant d’or, ce qui explique le nombre croissant d’investisseurs qui misent sur leur financement dans l’espoir de se prémunir contre l’incertitude des marchés et d’hériter d’une part généreuse des retombées.

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L’industrie devient de plus en plus sophistiquée. Une pratique d’abord destinée aux plaignants incapables de financer des poursuites contre des compagnies aux poches profondes, le financement des litiges a rapidement pris de l’ampleur pour s’étendre à plusieurs domaines d’envergure, dont les contrats, la propriété intellectuelle, l’insolvabilité et l’arbitrage international.

Les investisseurs institutionnels en prennent bonne note et versent désormais des milliards de dollars dans ce qu'ils considèrent une classe d'actifs prometteuse. Comme Christopher Bogart, directeur général de Burford Capital, l’a récemment déclaré au Financial Times : le financement des litiges fait désormais partie intégrante de l’économie juridique.

Les litiges peuvent être risqués et coûteux. Mais ils peuvent aussi valoir leur pesant d’or.

Ce n’est peut-être pas encore tout à fait juste au Canada, où la pratique n’a pas encore autant d’ampleur qu’en Australie et au Royaume-Uni, et dans une moindre mesure aux États-Unis.

Malgré tout, le financement des litiges suscite beaucoup plus d’intérêt au Canada qu’il y a seulement deux ans, selon Edward Truant, l’un des trois principaux responsables de Balmoral Wood Litigation Finance à Toronto, un « fonds de fonds » qui investit en partenariat avec d'autres investisseurs. « Ça gagne définitivement en popularité », dit-il.

Il a fallu un certain temps aux tribunaux d’ici pour accepter qu'un tel soutien financier puisse être légal. C’est en 2015 que les tribunaux canadiens ont ainsi permis cette possibilité, tant que le bailleur de fonds évite de se mêler du litige ou exige des taux de rendement déraisonnables.

Les cabinets d’avocats commencent maintenant à se demander comment le financement des litiges peut les aider à atténuer les risques et à gérer les flux de trésorerie pour leurs clients dans un context commercial. « Nous commençons à avoir des demandes de clients qui peuvent se permettre d’engager des poursuites », explique Tania Sulan, responsable des investissements chez Bentham IMF Capital Limited, une société australienne spécialisée dans le financement de litiges.

En règle générale, les bailleurs de fonds paieront les honoraires juridiques, les rapports d’experts, les autres frais de décaissement et couvriront les ordonnances de coûts défavorables en cas d’échec. Le bailleur de fonds peut également fournir un fonds de roulement au client. En échange, ils ont droit à un certain rendement financier – généralement un multiple de l'investissement ou un pourcentage du règlement – si l'affaire est réglée ou si la partie financée reçoit un jugement en sa faveur.

« Ce n’est pas un prêt », précise Me Sulan. « Nous fournissons un investissement sans recours. »

Mais pour que les bailleurs de fonds s'impliquent, les rendements potentiels doivent valoir le temps, les efforts et les risques. Les seuils de réclamation varient d’un groupe à l’autre. Chez Bentham, le financement demandé par une partie doit être d'au moins 500 000 dollars et les dommages-intérêts probables, à l'exclusion des dommages punitifs, doivent être d'au moins 5 millions de dollars. Les clients sont aussi censés investir un peu de leur propre argent, même si on parle seulement de 10 000 $ ou 20 000 $. « Ce truc » ne vient pas gratuitement, lance Me Sulan.

Il y a un processus à suivre pour demander un financement, car les bailleurs de fonds veulent évidemment faire preuve de diligence raisonnable dans l’évaluation du client et de la viabilité financière de l'affaire. Ce processus variera d'un bailleur de fonds à l'autre, mais les grandes lignes sont similaires. Il commence par un accord de confidentialité. Le bailleur de fonds évalue ensuite le bien-fondé du dossier pour déterminer les expositions aux coûts, la probabilité d’obtenir un règlement ou un jugement favorable, le délai d'exécution et la probabilité du recouvrement. Si tout se passe bien, les parties établissent une liste de conditions et, en collaboration avec les avocats, définissent les paramètres généraux de la procédure de financement. Une vérification diligente est alors effectuée et, souvent, les bailleurs de fonds demanderont un deuxième avis juridique, en utilisant idéalement un avocat local. Le tout est suivi par la négociation et l'exécution de l'accord de financement.

La surveillance du dossier peut parfois s’avérer délicate. « Notre approche consiste à contribuer au débat d’idées », explique Ezra Siller, cofondateur de Nomos Capital, un bailleur de fonds canadien. « L’avocat possède une certaine expertise et expérience et nous nous efforçons de la complémenter, mais nous ne contrôlons pas le dossier. Le client est responsable de la stratégie et des décisions de règlement. »

C’est l’expérience d’Ira Nishisato, chef de la pratique en matière de cybersécurité chez Borden Ladner Gervais. Me Nishisato a travaillé avec plusieurs bailleurs de fonds dans le cadre de litiges. Il juge que dans l’ensemble, ils sont pour la plupart non-interventionnistes. « Ils ont joué un rôle bénéfique en matière de gestion de projet et de suivi du déroulement du litige », dit-il.

Comme pour tout marché émergent, de nouveaux développements voient le jour. Des bailleurs de fonds comme Bentham espèrent attirer des cabinets d’avocats canadiens avec des fonds de portefeuille, ce qu’ils ont fait avec plus d’une douzaine de cabinets d’avocats américains. Selon ce modèle, un cabinet d’avocats présente un ensemble de dossiers, que ce soit avec un même client ou dans un même secteur. Le résultat est le même, dit Me Sulan, qui croit que le financement de portefeuille ne prendra son envol au Canada que lorsque les cabinets d’avocats et les entreprises se sentiront à l’aise avec le concept du financement.

Un autre marché qui pourrait aider le financement de litiges à prendre son envol au Canada est un soutien financier pour les dossiers de moins d’un million de dollars. Selon M. Truant, il y a relativement peu de dossiers au Canada en dehors de l'arbitrage international où des millions de dollars sont en jeu. Il y a cependant de nombreux dossiers nécessitant un financement compris entre 100 000 et 500 000 dollars, un marché exploité par au moins un joueur au Royaume-Uni et aux États-Unis. « Nous allons avoir besoin de l'un de ces groupes sur le marché canadien, ou d’un nouveau groupe pour examiner la possibilité […] de développer ce marché. »

Entre-temps, Truant mise sur un marché canadien qui, à son avis, a beaucoup à offrir en ce qui concerne obtenir des résultats à court terme, avec des rendements exceptionnels. Balmoral Wood a récemment recueilli 30 millions de dollars auprès de Canadiens fortunés. Ces investisseurs, dit-il, sont attirés par des rendements en grande partie absents du marché boursier et à une diversification d’actifs. De plus, il y a plus de dossiers à la recherche de financement que l’inverse. « Il y a un élément d'inefficacité sur le marché qui, à notre avis, rappelle les premiers pas du capital-investissement », explique Truant.