L’horizon professionnel des juristes ne peut s’arrêter à la frontière
À une époque où la conduite des entreprises fait de plus en plus l’objet d’une surveillance, les juristes doivent considérer que les communications des procédures spéciales des Nations unies auront des conséquences, tant sur le plan légal que moral

Au cours des cinq dernières années, des entreprises canadiennes ont été nommées dans 31 communications officielles des procédures spéciales des Nations unies, chacune invoquant de graves violations du droit international en matière de droits de la personne au Canada et à l’étranger.
La nature de ces allégations est grave; ces dernières vont d’actes d’intimidation contre des défenseurs des droits de la personne en Colombie par des entrepreneurs d’une entreprise minière de Vancouver à des liens allégués de Bombardier avec le travail forcé des Ouïghours en Chine. La plupart de ces communications portent sur des entreprises extractives en activités dans les pays en développement, particulièrement dans les territoires autochtones, et des banques qui financent ce type de projets. Sur les 31 communications, seules 17, soit un peu plus de la moitié, ont reçu une réponse.
Le silence des entreprises visées, dont d’importantes entités comme la RBC et Ledcor, en dit long sur la valeur qu’accordent leurs dirigeants au respect des lois. Il soulève également une question plus précise : celle de la responsabilité professionnelle des juristes conseillant les sociétés visées par une surveillance des mécanismes internationaux en matière de droits de la personne. Les juristes ne sont pas de simples architectes des politiques ni les conservateurs hautement rémunérés de l’image de l’entreprise. Lorsque les autorités légales internationales soulèvent des allégations crédibles, le silence n’est pas un acte aléatoire justifiable. Il peut très bien correspondre à une faute professionnelle.
Tout comme le fait de ne pas répondre à une correspondance des tribunaux canadiens remettrait en question la compétence et l’intégrité éthique d’un juriste, il en va de même pour ce qui est des communications des procédures spéciales des Nations unies.
Les juristes spécialisés en droit des sociétés ont une obligation professionnelle d’accuser réception des communications des mécanismes des Nations unies. S’ils ne le font pas, ils contreviennent à au moins trois obligations professionnelles prévues au Code type de déontologie professionnelle, notamment l’obligation d’informer les clients de tout risque juridique important et de les protéger contre ces risques, l’obligation de ne pas faciliter sciemment une conduite illégale ou d’en être complice et l’obligation de respecter la primauté du droit, dont l’ordre juridique international, notamment le système des Nations unies, fait partie intégrante.
L’obligation de ne pas faciliter une conduite illégale
Les procédures spéciales des Nations unies sont des spécialistes indépendants qui ont pour mandat de surveiller, d’investiguer et de signaler les préoccupations en matière de droits de la personne dans le monde. Lorsque des allégations crédibles de violation des droits sont portées à leur connaissance, elles envoient des communications officielles aux États, sociétés et autres acteurs concernés, indiquant les allégations et demandant une réponse.
Ces communications ne sont pas juridiquement contraignantes et à l’heure actuelle, les sociétés n’ont pas l’obligation légale officielle d’y répondre. Toutefois, leur importance ne devrait pas être sous-estimée puisqu’elles sont fondées sur des éléments probants, envoyés par des spécialistes juridiques reconnus à l’échelle mondiale, et rendus publics. Les conséquences pour les sociétés vont au-delà de l’atteinte à la réputation; elles peuvent signaler un risque juridique réel.
Comme l’indique le Code type, que la plupart des barreaux du pays reprennent presque textuellement, les juristes doivent agir de façon compétente. Cela veut aussi dire « connaître les grands principes de droit et les procédures juridiques, ainsi que les règles de fond et la procédure se rapportant aux domaines du droit dans lesquels le juriste exerce ses fonctions ». Cette obligation comprend la détermination des secteurs émergents de risque juridique, dont le domaine en évolution des litiges internationaux en matière de droits de la personne.
Dans l’arrêt Nevsun Resources Ltd. c. Araya, la Cour suprême du Canada affirme que les normes du droit international coutumier lient les sociétés et sont applicables par les tribunaux canadiens. Il s’ensuit que les opinions des procédures spéciales des Nations unies, lesquelles sont, après tout, des spécialistes mondiaux du droit international, peuvent servir d’avertissement anticipé visant une responsabilité juridique.
En d’autres termes, un juriste qui conseille son client de ne pas donner suite à une telle communication ne respecte pas une obligation professionnelle essentielle : déterminer et aborder les risques juridiques importants. Au mieux, ce comportement constitue de la négligence professionnelle. Au pire, le juriste se rend complice d’une conduite potentiellement illégale.
Le Code type est sans équivoque sur ce dernier point. Il est explicitement interdit aux juristes de « faciliter ou favoriser sciemment la malhonnêteté, la fraude, le crime ou une conduite illégale ». Lorsqu’un acte répréhensible grave est allégué dans une communication des Nations unies et qu’un client refuse de répondre adéquatement à celle-ci malgré qu’un juriste lui conseille de le faire, ce dernier doit se retirer. S’il ne le fait pas, il risque d’être mêlé à l’inconduite. Dans ce contexte, le silence n’est pas une simple faute professionnelle, il implique le juriste dans des abus graves des droits de la personne.
L’impératif déontologique est clair : les juristes doivent conseiller à leurs clients de répondre aux procédures spéciales et s’assurer qu’ils comprennent les conséquences juridiques et pour la réputation de ne pas tenir compte des mécanismes des Nations unies en matière de droits de la personne. Agir autrement risque de contrevenir non seulement aux obligations déontologiques, mais également de nuire à la confiance accordée à la profession juridique elle-même.
L’obligation de respecter la primauté du droit
Les responsabilités professionnelles d’un juriste vont au-delà de ses obligations envers ses clients individuels. Elles comprennent également celle de respecter l’intégrité du système juridique dans son ensemble. Le Code type est clair à cet égard, prévoyant que le juriste doit « encourager le public à respecter l’administration de la justice et doit aussi s’efforcer d’améliorer l’administration de la justice ». Il se doit de « respecter les normes et la réputation de la profession juridique et de contribuer à promouvoir ses objectifs, ses organismes et ses institutions ». Un commentaire du Code note en outre que les juristes devraient éviter une conduite qui aurait pour effet de « miner ou détruire la confiance du public envers les institutions ou les autorités juridiques ».
Comme l’arrêt Nevsun l’a précisé, les tribunaux canadiens reconnaissent que les normes juridiques internationales font partie du droit interne et qu’elles peuvent être opposées aux sociétés. Les procédures spéciales des Nations unies jouent un rôle essentiel dans la formulation et l’application de ces normes. L’omission de tenir compte de leurs communications revient à faire fi d’un élément essentiel de la primauté du droit.
Dans ce contexte, répondre à une communication des procédures spéciales des Nations unies n’est pas un acte politique, c’en est un de nature juridique. Donner suite à la communication ne revient pas à admettre l’acte répréhensible, pas plus que le fait de répondre à un avis de poursuite civile. Une réponse démontre plutôt le respect de l’application régulière de la loi et l’engagement partagé envers la justice transnationale.
Le silence n’est pas neutre
À l’époque où le comportement des entreprises fait l’objet d’une surveillance accrue en vertu des normes juridiques nationales et internationales, les juristes ne peuvent pas penser que les communications des procédures spéciales des Nations unies n’entraîneront pas de conséquences légales ou morales. Il ne s’agit pas d’énoncés abstraits, mais d’avis officiels d’autorités juridiques reconnues qui signalent un risque juridique et d’atteinte à la réputation important. L’absence de réponse ne les fera pas disparaître; ce comportement serait plutôt mal fondé du point de vue stratégique, discutable sur le plan déontologique et dangereux au niveau professionnel.
Accuser réception d’une communication des Nations unies ne revient pas à admettre sa responsabilité. Il s’agit plutôt de reconnaître un engagement envers le processus juridique et la transparence, des valeurs essentielles au droit international et à la profession juridique canadienne. Dans le paysage juridique interconnecté d’aujourd’hui, où le droit international en matière des droits de la personne façonne la jurisprudence nationale, l’horizon professionnel des juristes ne peut s’arrêter à la frontière.
Au bout du compte, la crédibilité de la profession juridique du Canada, et son engagement déclaré envers la justice dépendent de la volonté des juristes de respecter pleinement la primauté du droit. Dans ce contexte, le silence n’est pas neutre. C’est une décision. Ce n’en est pas une que les juristes, assujettis à des normes de déontologie et investis de la confiance publique, peuvent justifier.