Un terrain miné de feuilles d’érable
À l’heure où les entreprises mettent en valeur leurs activités canadiennes ou les aspects de leur production qui se déroulent ici, les consommateurs, eux, essaient de s’y retrouver dans cet étalage déroutant d’étiquettes et de banderoles

Pauvres consommateurs canadiens à la fibre patriotique!
Depuis le début de la guerre commerciale avec les États-Unis, une visite au supermarché débouche sur une avalanche de feuilles d’érable dans chaque allée et d’un étalage déroutant d’étiquettes et de banderoles.
« Produit du Canada », « Fait au Canada », « Assemblé au Canada », « Préparé au Canada », « Fabriqué au Canada », et même « Conçu au Canada ». Ces étiquettes se retrouvent même sur des produits comme le café ou la limonade, dont l’ingrédient principal a peu de chance d’être cultivé ailleurs que dans un jardin botanique, vu notre climat…
« Je pense que j’ai reçu plus de questions sur les indications du type “Fait au Canada” et “Produit du Canada” dans les derniers mois que depuis le début de ma carrière », affirme Me Julia Kappler, associée chez Gowling WLG, à Montréal, qui se spécialise en publicité, en marketing et en affaires réglementaires.
« Les entreprises veulent vraiment attirer l’attention sur leurs activités canadiennes ou les aspects de leurs opérations ou de leur production qui se déroulent au pays », explique Me Kappler.
« Ce qu’on constate, c’est que beaucoup d’entreprises veulent savoir ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas affirmer ou revendiquer sur leurs activités ou l’origine de leurs produits, selon leurs réalités propres. »
En effet, les consommateurs canadiens, excédés par l’imposition de tarifs douaniers sur des secteurs clés de l’économie et la menace d’annexion par Donald Trump, évitent volontairement les produits américains au profit d’options canadiennes.
Par conséquent, des entreprises et des consommateurs qui n’avaient jamais vraiment prêté attention à l’étiquetage relatif au pays d’origine et aux autres enjeux du genre découvrent aujourd’hui un paysage réglementaire complexe et parfois mal compris.
La détermination de l’origine d’un produit revient à deux organismes fédéraux. L’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) s’occupe des produits alimentaires, et le Bureau de la concurrence, des produits non alimentaires. Si les deux organismes collaborent, le Bureau reste le principal responsable des pratiques commerciales et de la publicité trompeuses.
Dans la plupart des cas, l’étiquetage du pays d’origine est volontaire, mais il existe des critères stricts pour l’utilisation des deux étiquettes les plus importantes : « Fait au Canada » et, jusqu’ à tout récemment, « Produit du Canada ». Les étiquettes sont très similaires, mais pas identiques pour les produits alimentaires et non alimentaires, comme les vêtements et les meubles.
La norme « Fait au Canada » existe depuis les années 1980. Elle signifie qu’au moins 51 % du coût direct total de fabrication d’un produit, ingrédients compris, doit être engagé au Canada, où la dernière transformation substantielle doit également avoir lieu.
Cette norme n’est pas si difficile à respecter. Mike von Massow, professeur d’économie alimentaire à l’Université de Guelph, donne l’exemple du jus d’orange reconstitué. La matière première congelée a beau arriver au Canada par bateau et être seulement décongelée et transformée en produit de consommation ici, le jus peut quand même « être considéré comme “fait au Canada”, car la main-d’œuvre, l’eau et l’emballage sont canadiens » – même si le concentré de jus est importé des États-Unis ou du Brésil.
C’est pourquoi l’indication « Produit du Canada », introduite en 2008, est régie par des critères plus stricts.
Non seulement la transformation finale du produit doit avoir lieu au Canada, mais au moins 98 % des coûts directs totaux de production et de fabrication, ingrédients compris, doivent être engagés ici.
« L’indication “Produit du Canada” est devenue la norme à atteindre et l’assurance suprême d’avoir un produit canadien », explique Me Irma Shaboian, avocate adjointe au sein du groupe de la concurrence et des investissements étrangers chez Stikeman Elliott LLP, à Toronto.
« L’indication “Fait au Canada” était réservée aux produits transformés principalement au Canada, mais contenant des matières importées. »
L’ACIA accepte également d’autres indications, comme « Torréfié et mélangé au Canada » pour le café ou « Préparé au Canada », tant qu’elles ne sont pas trompeuses.
Mais pour Sylvain Charlebois, directeur scientifique du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie, les autres indications du genre sont « pour la plupart absurdes ».
Il fait entre autres allusion aux entreprises qui mettent une feuille d’érable dans leur marque de fabrique pour faire canadien.
« À mon avis, l’indication “Créé” ou “Conçu au Canada”, est un autre exemple de marketing canadien trompeur », avance M. Charlebois.
« Je trouve que ça devrait être interdit. »
Et l’un de ces produits, c’est la soupe aux pois Habitant en conserve. Créée au Québec, l’entreprise a été achetée en 1989 par les soupes Campbell’s. C’est ensuite à Toronto que la soupe Habitant a été produite jusqu’en 2018, date à laquelle l’usine a fermé, entraînant la perte de 380 emplois.
Depuis, la soupe Habitant et d’autres marques de soupe Campbell’s sont toutes importées du sud de la frontière. La soupe aux pois Habitant que vous achetez à l’épicerie du coin est donc fabriquée aux États-Unis. Pourtant, l’étiquette porte l’indication « Conçu au Canada ».
Un porte-parole de Campbell’s au New Jersey explique que l’indication « Conçu au Canada » a été introduite en 2018 pour qualifier un produit « créé d’après les préférences gustatives, idées et recettes canadiennes ». Quant à la soupe aux pois Habitant, les pois seraient cultivés par des agriculteurs canadiens et la recette n’aurait pas changé depuis 100 ans.
Selon Me Shaboian, puisqu’il n’y a pas de définition officielle de « Conçu au Canada », c’est au Bureau de décider si une telle indication est trompeuse.
« Si l’impression générale que donne l’expression “Conçu au Canada” est exagérée, il pourrait y avoir un problème », affirme-t-elle.
Le Bureau de la concurrence constate un regain d’intérêt du public à l’égard de l’indication « Fait au Canada » sur les produits non alimentaires. Entre le 13 février et le 13 mars, le site Web des directives d’application du Bureau comptait 14 000 visites, contre seulement 913 un an plus tôt. Le Bureau a toutefois refusé de fournir de l’information sur les enquêtes en cours.
Parallèlement, l’ACIA dit avoir reçu 88 plaintes du public visant l’indication du pays d’origine sur des étiquettes ou de la publicité de produits alimentaires entre le 1er novembre 2024 et le 26 mai 2025. Parmi les plaintes ayant fait l’objet d’une enquête, 22 cas ont été jugés non conformes, la plupart étant liés au mauvais étiquetage du pays d’origine de produits en vrac vendus au détail. Les entreprises auraient par la suite pris des mesures correctives.
Outre l’indication du pays d’origine, d’autres étiquetages ne peuvent qu’ajouter à la confusion des consommateurs. Il y a les catégories de fruits, de légumes et de viande, comme « Canada de fantaisie » pour les pommes et « Canada Primé » pour le bœuf. Bien que ces indications sonnent très feuille d’érable, elles s’appliquent aussi bien aux produits étrangers qu’aux produits canadiens.
Le logo de Biologique Canada, un organisme de certification des produits biologiques, comprend une feuille d’érable, mais tous les produits étiquetés de la sorte ne sont pas nécessairement canadiens. Ils peuvent très bien être importés des États-Unis ou d’ailleurs, ce qui, selon l’ACIA, doit être indiqué sur l’étiquette, mais ce n’est pas toujours le cas.
L’ACIA exige que tout produit de viande qui passe par un établissement accrédité par le gouvernement fédéral comprenne un logo composé d’une feuille d’érable et d’un numéro identifiant l’usine de production. Cependant, comme le note M. von Massow, il n’est pas nécessaire que la viande soit canadienne. Autrement dit, le bœuf haché congelé de Nouvelle-Zélande importé au Canada en vrac et réemballé dans une usine de Toronto dans de petits emballages de détail sera orné d’une feuille d’érable.
« Même si les entreprises concernées ne sont pas dans leur tort, à l’heure où nous portons tant attention à la provenance, leur façon d’agir est sans aucun doute trompeuse », concède le professeur.
En matière d’application de la loi, il y a très peu de jurisprudence. La dernière affaire importante remonte à 2016, quand le Bureau de la concurrence a poursuivi Moose Knuckles, une marque de manteaux qui affirmait que ses produits étaient faits au Canada alors qu’ils sont en grande partie fabriqués au Vietnam et que seules les finitions étaient effectuées ici. L’affaire a été réglée à l’amiable, Moose Knuckles acceptant de faire un don de 750 000 $ à un organisme de bienfaisance et de décrire plus précisément ses produits canadiens à l’avenir.
Selon le règlement, l’entreprise a « accepté d’indiquer plus clairement que certains manteaux sont en fait fabriqués de composantes importées et canadiennes, et de veiller à ce que la promotion des manteaux au Canada et à l’étranger soit conforme à l’entente ».
D’autres affaires pourraient bientôt être portées devant les tribunaux. Plus tard ce mois-ci, vu les modifications ayant récemment été apportées à la Loi sur la concurrence, les parties privées pourront pour la première fois intenter des poursuites civiles pour pratiques commerciales trompeuses contre des entreprises devant le Tribunal de la concurrence et réclamer des dommages-intérêts pour un préjudice potentiel.
Jusqu’à présent, ce droit revenait seulement au Bureau de la concurrence.