La Cour suprême du Canada fête ses 150 ans
Cet anniversaire est une occasion d’amener le public à mieux comprendre pourquoi le système de justice, malgré tous ses défauts, soutient la démocratie – à notre époque où celle-ci est menacée ailleurs

Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême du Canada, ne mâche pas ses mots au sujet du recul du droit qui sévit actuellement dans de nombreux pays, y compris ceux « près de nous ».
« On s’attaque à la primauté du droit et à l’indépendance judiciaire, dénonce-t-il, ce qui revient à s’attaquer à la démocratie. »
Et ici, nous ne sommes pas immunisés.
« Je crois que l’occasion est bonne pour les Canadiens de réfléchir et de songer à quel point nous sommes privilégiés d’avoir des institutions fortes sur lesquelles bâtir notre avenir. »
À l’heure où le plus haut tribunal du pays célèbre son 150e anniversaire, le très honorable Richard Wagner déclare que mériter la confiance du public tout en protégeant les droits et les libertés est pour lui « un engagement de tous les jours ».
« C’est un travail sans fin, dit-il. Chaque année, nous tâchons de trouver de nouvelles façons de renforcer la primauté du droit, l’accès à la justice et l’indépendance judiciaire. »
Défendre la primauté du droit
Les observateurs du droit lancent des cris d’alarme depuis le lendemain de l’assermentation de Donald Trump le 20 janvier comme président des États-Unis à son second mandat. Vingt-deux groupes de défense des droits civils du pays, dont le Legal Defense Fund et l’American Civil Liberties Union, ont publié le 22 mars une déclaration commune dans laquelle ils réclament « une action urgente pour défendre la primauté du droit ».
Ils réagissaient à une note de service de la Maison-Blanche envoyée tard la nuit d’avant à Pamela Bondi, procureure générale, pour ordonner au ministère de la Justice « d’imposer des sanctions aux juristes et aux sociétés juridiques qui intentent contre le gouvernement fédéral des actions que l’administration Trump qualifie de “déraisonnables” ou de “frivoles” », lit-on dans la déclaration.
Cette note de service suivait les décrets-lois de Trump ciblant de grandes sociétés juridiques et certains juristes en particulier qui participaient à des instances contre l’administration actuelle de Trump et son ancienne administration. Elle survient de concert avec les attaques contre la magistrature.
Dans leur communiqué de presse, les groupes de défense des droits civils ont déclaré que cette note de service de la Maison-Blanche constituait « une tactique dangereuse visant à empêcher le système de justice de faire son travail de surveillant indépendant du pouvoir de l’État ».
En outre, c’est « la dernière en date d’une pléthore de déclarations et d’actions dont cette administration se sert pour réprimer la contestation, éluder sa responsabilité et faire du pouvoir étatique une arme pour attaquer tous ceux qui s’opposent à elle et à ses actions infondées en droit. »
Se méfier de la mésinformation
Sans s’aventurer dans les détails politiques, Richard Wagner souligne l’importance de l’ouverture et de la communication avec le public en cette ère de distorsion de la vérité et de profonde division sociale.
Pour lui, les dangers des fausses nouvelles sont d’autant plus réels que les médias dits « professionnels » sont en déclin.
« On voit à quel point la mésinformation peut malmener la démocratie ailleurs dans le monde, notamment dans les pays près de nous. Il faut être très attentif. »
Son travail de vulgarisation de la Cour suprême l’a récemment amené à Victoria et à Moncton, visites lors desquelles il a rencontré des étudiants, des journalistes, des juristes et des juges. Les juges de la Cour suprême se rendront à Yellowknife, à Sherbrooke et à Thunder Bay plus tard cette année pour des rencontres semblables.
Richard Wagner tient une conférence de presse annuelle. Il milite pour une augmentation du travail bénévole chez les juristes et du financement de l’aide juridique et pour des changements structurels visant à rendre la justice plus accessible pour tous.
La Cour publie désormais les « Causes en bref », des résumés en langage simple de ses jugements et des rapports annuels rendant compte de ses travaux. En 2019, elle a signé un accord avec David Lametti, ministre de la Justice à l’époque, pour établir officiellement la Cour comme organe indépendant du ministère de la Justice.
Richard Wagner ajoute qu’un accord similaire confirmait l’indépendance du Conseil canadien de la magistrature, garantissant que la formation « serait donnée par et pour les juges ».
« L’indépendance judiciaire sert les citoyens. Chaque citoyenne ou citoyen canadien qui comparaît en cour a l’assurance qu’elle ou il sera entendu par un juge indépendant et impartial. L’indépendance de la magistrature, c’est ça. »
Pourtant, d’après un sondage mené auprès de 1 600 personnes publié l’automne dernier par l’Angus Reid Institute, la majorité des Canadiens (62 p. 100) croit que la Cour suprême est « impartiale », mais pas moins de 22 p. 100 l’estiment « biaisée ». Les deux tiers (65 p. cent) disent que c’est plus la loi que la politique qui est « le motif principal » gouvernant les décisions des juges de la Cour suprême.
La marge d’erreur était de plus ou moins deux points de pourcentage, 19 fois sur 20.
Constance Backhouse, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, a beaucoup écrit sur le plus haut tribunal du pays, notamment ses monographies, Deux grandes dames : Bertha Wilson et Claire L’Heureux-Dubé à la Cour suprême du Canada et Claire L’Heureux-Dubé: A Life.
Pour elle, la confiance dans le système de justice varie selon qui répond à la question; une inégalité qui l’a toujours troublée.
« Nous n’avons jamais réussi à créer une société où les personnes ayant besoin de protection et de représentation juridiques jouissent des mêmes droits que les riches issus des communautés dominantes et ayant des contacts haut placés. »
Accusations de militantisme
À la différence du Canada, les États-Unis ont « profondément et ouvertement politisé leur magistrature, à tel point qu’on peut voir le locataire de la Maison-Blanche parler des juges d’Obama et des juges de Biden », commente la professeure Backhouse.
« Chez nous, jamais on n’entend dire que les juges nommés par un gouvernement conservateur trancheront toujours en faveur d’un gouvernement bleu, et vice-versa pour les Libéraux. »
C’est inévitable, les juges arrivent en poste avec leurs expériences et points de vue personnels, dont une partie se forge au tribunal, explique-t-elle. Toutefois, elle ne croit pas que les juges des hautes instances se perçoivent comme des juges « nommés par tel ou tel parti ». Elle décrit plutôt le ton de leurs décisions comme « l’expression d’un point de vue beaucoup plus apolitique ».
« À mon avis, ils s’efforcent d’évaluer les dossiers du mieux qu’ils le peuvent, de rendre les meilleures décisions possible, individuellement et collectivement. »
Les récriminations contre des « juges militants » sont devenues plus courantes après la promulgation de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, quand la Cour suprême s’est mise à se pencher sur la constitutionnalité des lois, se prononçant sur des affaires hétéroclites : aide médicale à mourir, avortement, droits des Autochtones, mariage entre personnes du même sexe, peine minimale obligatoire et le renvoi de 1998 concernant la sécession du Québec.
Ces arrêts ont parfois été contestés.
Les tensions étaient particulièrement fortes sous le gouvernement conservateur de l’ex-premier ministre Stephen Harper. Elles ont atteint leur paroxysme en mai 2014 après une série d’affaires déboutées par la Cour suprême, y compris une décision selon laquelle le juge Marc Nadon de la Cour d’appel fédérale, choix de Stephen Harper pour représenter le Québec à la Cour suprême, était inadmissible.
Stephen Harper a publiquement accusé l’ex-juge en chef Beverley McLachlin d’avoir abusivement tenté de communiquer avec son bureau à propos du processus de nomination.
Cette énorme insinuation a suscité une rare déclaration de Beverley McLachlin en personne. Elle a dit dans ses explications qu’elle avait communiqué avec Peter MacKay, ministre de la Justice à l’époque, neuf mois plus tôt – c’est-à-dire deux mois avant l’annonce du juge Nadon comme choix de Stephen Harper – pour faire ressortir les points généraux tels que les conditions d’admissibilité des juges du Québec aux termes de la Loi sur la Cour suprême. Selon sa déclaration, elle a « exploré de façon préliminaire » la possibilité d’un appel ou d’une réunion avec M. Harper, mais a fini par décider de ne pas aller de l’avant.
« Il n’y a à aucun moment eu quelque communication que ce soit entre la juge en chef McLachlin et le gouvernement au sujet d’instances devant les tribunaux », lit-on dans la déclaration.
« Selon la coutume, les juges en chef sont consultés durant le processus de nomination, et il n’y a rien d’inopportun à soulever une possible difficulté susceptible d’influer sur une éventuelle nomination. »
Cette réfutation a mis fin à l’épisode, que Frederick Vaughan, historien de la Cour suprême, a qualifié à l’époque de « séquence malhabile », la résumant ainsi pour le Globe and Mail : « Ç’a seulement réussi à éclabousser la juge en chef. »
Toujours en procès
Kent Roach, professeur de droit à l’Université de Toronto, dit avoir écrit son livre The Supreme Court on Trial parce que la Cour suprême « va toujours être en procès ».
Cela s’explique en partie par la fine distinction entre deux perceptions que l’on a des juges : des gens capables d’oublier leurs propres opinions pour rendre les meilleures décisions pour le bien commun, ou des gens qu’on qualifiera de pro-libéraux, pro-conservateurs ou activistes.
« Je pense, dit-il, que nous sommes généralement restés du bon côté de cette ligne, mais je me sens toujours le besoin de rappeler que la complaisance est notre pire ennemie. »
« À mon avis, nous pouvons être fiers, mais devons rester humbles quant à ce que la Cour et la Charte ont fait pour le Canada… et gardons-nous de penser que simplement du fait que les choses sont bien pires aux États-Unis, nous sommes à l’abri de ce genre de recul ou de polarisation démocratique et d’attaques contre l’appareil judiciaire. »
Lynne Vicars, présidente de l’Association du Barreau canadien, y voit un bon côté : les actions du président Trump sont un signal d’alarme. Les libertés fondamentales, ainsi que l’indépendance du secteur juridique et de la magistrature, « sont bien plus que des idéaux abstraits ».
« Ce sont des piliers de la démocratie, réels et indissociables les uns des autres. Elles nécessitent notre attention et notre protection constantes », souligne-t-elle.
« Si nous voulons faire respecter notre souveraineté dans ce pays, nous devons protéger les tribunaux et la profession contre les actions susceptibles de nuire à leur indépendance et à la confiance du public en eux. »
Les tribunaux ont besoin d’un financement adéquat pour traiter les arriérés et servir le public de façon « équitable, impartiale et efficace ».
Pour Lynne Vicars, le 150e anniversaire de la Cour suprême est l’occasion d’amener le public à mieux comprendre ses droits et pourquoi le système de justice, malgré tous ses défauts, soutient la démocratie elle-même.
« L’évolution de la Cour suprême du Canada, à l’origine un tribunal sous autorité britannique, aujourd’hui la plus haute instance en droit canadien, reflète tout le parcours du Canada, passé de colonie à pays souverain. »
Eugene Meehan, spécialiste chevronné du droit en appel et associé à Supreme Advocacy LLP à Ottawa, a été le premier adjoint exécutif juridique de l’ex-juge en chef Antonio Lamer.
Il explique que depuis sa constitution par une loi du Parlement en 1875, la Cour suprême « sculpte la loi, parfois dans le style classique d’un Auguste Rodin, parfois dans le style moderne d’un Henry Moore… Petit à petit, elle façonne un corps de jurisprudence de plus en plus raffiné. »
Et depuis les réformes constitutionnelles du début des années 1980, la Cour assure un équilibre souvent fragile entre souveraineté parlementaire et suprématie judiciaire.
« Dans bien des cas, nuance Eugene Meehan, certains ont dit que la Cour était en avance sur l’opinion publique. Toujours est-il que ses décisions sont demeurées éminemment durables, et encadrent la vie contemporaine du Canada. »