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Un choix honorable ou une pente glissante?

La décision de l’honorable Mahmud Jamal de la Cour suprême de se récuser d’une audience concernant la Loi sur la laïcité de l’État du Québec a soulevé des questions

Supreme Court of Canada bench
iStock/Dana Ebtekar

Il y a deux façons d’envisager la décision du juge de la Cour suprême Mahmud Jamal de se récuser de l’audience de la contestation judiciaire du projet de loi 21 du Québec.

Emmett Macfarlane, professeur de sciences politiques, a fait remarquer dans une publication récente que l’une est rassurante, et l’autre, inquiétante.

D’un côté, il s’agit d’un aspect rassurant par rapport à l’état politisé du système judiciaire des États-Unis, où même la preuve évidente d’un conflit d’intérêts n’est pas toujours suffisante pour exclure un ou une juge d’une affaire.

D’un autre côté, il s’agit d’une pente glissante.

« La décision du juge est honorable. Cependant, le fait qu’une ou un juge puisse être exclu d’un cas comme celui-ci est très inquiétant », dit Eric Maldoff, conseiller juridique d’entreprise basé à Montréal et cofondateur d’Alliance Quebec, un groupe qui défendait les droits des anglophones.

Le gouvernement du Québec et deux groupes de défense des droits et des intérêts, Mouvement laïque québécois et Pour les droits des femmes du Québec, ont prétendu que le juge Jamal portait un préjudice à l’égard du projet de loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, qui empêche un grand nombre de fonctionnaires, y compris le personnel enseignant des écoles publiques, les membres du corps de police et les juges, de porter des symboles religieux au travail.

Ces groupes et le gouvernement ont soutenu que le juge Jamal ne pouvait pas être impartial lors de l’audience de la contestation judiciaire du projet de loi 21 auprès du tribunal de dernière instance étant donné qu’il avait siégé au conseil d’administration de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) avant d’être nommé à la magistrature et ont exigé qu’il se retire.

L’ACLC et le Conseil national des musulmans canadiens ont intenté une contestation judiciaire devant la Cour supérieure du Québec en 2019 pour demander une suspension de la loi et la faire déclarer invalide.

Selon une lettre écrite par la registraire de la Cour suprême, le juge Jamal était d’avis qu’il n’existait aucun fondement juridique justifiant sa récusation du cas. Il s’est uniquement retiré de l’affaire pour éviter de distraire ses collègues de la magistrature.

« Il est possible que la décision de la Cour ait été considérée comme étant biaisée s’il ne s’était pas récusé, mais je ne crois pas que ce soit une conclusion tirée par des personnes raisonnables », a dit Jonathan Griffith, membre siégeant au Sous-comité de déontologie et de responsabilité professionnelle de l’Association du Barreau canadien.

« Si quelqu’un avait déposé une plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature ou si la Cour suprême avait décidé qu’elle devait entendre l’affaire, cela aurait été une distraction. La Cour aurait pu décider de régler cette question avant de poursuivre l’affaire en cause. Cela aurait entraîné un long délai. »

Selon Me Maldoff, cela aurait également pu mettre les collègues du juge Jamal dans une situation embarrassante.

« Une ou un juge peut décider qu’une récusation n’est pas légalement requise. Cela pourrait être vrai, dit-il.

Cette personne doit toutefois se demander si elle souhaite réellement être une source de controverse pour le tribunal entier, car elle sait qu’il y aura un appel et, lorsque ce sera le cas, les autres juges devront rendre une décision sur son choix de ne pas se récuser. Il s’agit d’une expérience pour le moins déstabilisante pour tout tribunal. »

Techniquement, le critère pour établir ce que la jurisprudence appelle une « crainte raisonnable de partialité » est très élevé pour les juges.

« Quelle serait la conclusion d’une personne informée ayant pris le temps de réfléchir à la question de manière réaliste et pratique? » demande Eugene Meehan, associé chez Supreme Advocacy et ancien adjoint exécutif juridique du regretté juge en chef Antonio Lamer.

« Voilà la difficulté. »

En 1999, les bandes indiennes Wewaykum et Wewaikai en Colombie-Britannique ont demandé à la Cour suprême d’invalider sa décision unanime de rejeter les revendications des bandes concernant la propriété de leurs réserves respectives et de leur refuser une indemnité du gouvernement en raison d’une erreur administrative.

Après le rejet de l’appel, les bandes ont soutenu que le juge Ian Binnie était en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il a rédigé la décision, car il avait conseillé le ministère de la Justice dans le cadre de cette affaire de nombreuses années avant de se joindre à la magistrature. La Cour suprême du Canada a statué que la décision serait maintenue et que le juge Binnie n’avait pas à se récuser de l’affaire, car, selon la cour, « aucune crainte raisonnable de partialité [n’avait] été établie ».

« Ce qu’il faut retenir de la décision de l’affaire de la Bande indienne Wewaykum, c’est que les critères pour exclure une ou un juge sont très stricts, rappelle Me Meehan. Il existe une forte présomption d’impartialité de la magistrature qui est difficilement remise en question. »

L’argument pour exclure le juge Jamal de l’affaire du projet de loi 21 a toujours été peu convaincant, selon Emmett Macfarlane, qui enseigne la politique canadienne et le droit constitutionnel à l’Université de Waterloo.

« À moins qu’il ne soit directement impliqué dans une poursuite, le rôle de membre d’un conseil d’administration n’est pas une preuve de conflit, dit-il.

Le rôle d’administrateur d’un conseil d’administration touche généralement à la direction générale de l’organisation. C’est un rôle passif. Il s’agit ici d’un conflit perçu plutôt que réel. »

Et pourtant, en pratique, cette tentative d’exclure le juge Jamal de l’affaire du projet de loi 21 a fonctionné. D’après Me Meehan, cela pourrait affecter la perception de la décision de la cour.

« En principe, s’il y a sept juges, une décision prise à quatre contre trois demeure une décision légitime du tribunal faisant autorité, selon lui.

Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, en cas de décision serrée, les juristes et les clients risquent de se demander comment l’affaire aurait pu se dérouler si le juge Jamal ne s’était pas récusé. Cela ne remettra nullement en doute la légitimité de la décision. Cependant, les gens ne pourront s’empêcher de se demander si la conclusion aurait pu être différente. »

Me Maldoff, quant à lui, craint le début d’une nouvelle tendance.

« Ce que je peux constater dans cette situation, c’est qu’en créant suffisamment d’agitation, il est possible d’obliger une ou un juge à faire un choix désagréable.

Une fois ce jeu commencé, quand s’arrête-t-il? Par exemple, les juges d’origine juive peuvent-ils ou peuvent-elles statuer sur des affaires impliquant des restrictions quant à l’utilisation de symboles religieux? Cette tendance pourrait sérieusement affecter la capacité de la magistrature à effectuer son travail. »