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Perdre le pouls de la justice

Le sous-financement des salles de presse et des tribunaux rend la couverture des questions juridiques plus susceptible de mésinformation.

Media and justice panel
Althia Raj, Patrick Bourbeau, CJ Glenn Joyal, Jennifer Ditchburn Blair Gable

Pendant sa conférence de presse de fin de session plus tôt ce mois-ci, le juge en chef du Canada, Richard Wagner a eu une révélation.

« C’est arrivé juste après mon explication sur les juges des tribunaux inférieurs qui, confrontés à beaucoup de retards et d’arriérés, doivent désormais choisir les affaires qu’ils instruisent d’après la proximité du dossier à la limite fixée dans l’arrêt Jordan », a-t-il dit la semaine dernière lors d’une conférence de l’Association du Barreau canadien (ABC) sur l’indépendance de la magistrature. Quand une journaliste lui a demandé si la situation était comparable au triage des patients par le personnel infirmier des salles d’urgence, il a répondu oui. « Après, je me suis demandé pourquoi je n’avais pas pensé à cette analogie avant, s’est-il rappelé. Malheureusement, cette personne a perdu son emploi le lendemain. »

Il s’agit d’un scénario bien trop fréquent récemment mis en évidence par la vague de mises à pied de Bell Média, qui a aussi annoncé la fermeture ou la vente de neuf stations de radio. Au Canada, plus de 2 000 emplois ont été éliminés dans les médias cette année, a fait remarquer le juge en chef Wagner, une suppression s’inscrivant dans la lignée de la réduction de coûts qui, année après année, affecte les salles de presse du monde entier et ronge davantage la capacité des journalistes à couvrir le travail des tribunaux.

Même à la Cour suprême, la présence des journalistes aux séances d’information n’est plus du tout ce qu’elle était. Selon Althia Raj, chroniqueuse au Toronto Star et experte présente à la conférence de l’ABC, le manque de ressources a vidé les salles de presse des vérificateurs de faits et impose un fardeau excessif aux rédacteurs. « Depuis Twitter, à peu près tout le monde est journaliste de presse électronique, a-t-elle mentionné. Donc vous rédigez le premier jet de votre article parfois sans avoir vraiment parlé à qui que ce soit. »

Les journalistes contactent parfois une source académique pour leur reportage, mais ce n’est pas toujours possible vu les contraintes de temps et de ressources, surtout pour la couverture des affaires des tribunaux inférieurs.

Pour les membres de la magistrature canadienne, l’état des médias traditionnels est pour le moins déconcertant. Bien que la relation entre les deux institutions soit épineuse par moments, les tribunaux ont quand même besoin de la presse, et beaucoup de choses les unissent. Il s’agit d’institutions démocratiques qui tirent profit de la communication d’information factuelle, a précisé l’animatrice de la conférence Jennifer Ditchburn, présidente et chef de la direction de l’Institut de recherche en politiques publiques. Elles supervisent toutes deux le gouvernement.

Toutefois, les juges essaient normalement de ne pas se prononcer hors décision. Les médias jouent donc un rôle vital d’intermédiaire entre le système judiciaire et le public, informant et éduquant ce dernier sur les instances judiciaires et les principes fondamentaux de la justice, tout en commentant de façon précieuse le processus et les décisions judiciaires.

Glenn Joyal, juge en chef de la Cour du Banc du Roi du Manitoba, reconnaît la relation symbiotique existant entre la presse et les tribunaux. « En tant que juge en chef, je dois m’assurer que les médias ont le nécessaire pour remplir leurs fonctions », a-t-il dit à la conférence.

Hélas, a-t-il ajouté, « c’est là que la plupart des tribunaux ne répondent probablement pas aux attentes. Il n’y a pas de moyens normalisés permettant aux journalistes d’obtenir ce qu’ils veulent, même quand on leur dit “Non, vous ne pouvez pas avoir accès à ça” ».

Un palais de justice à court de personnel peut être déroutant, notamment pour un journaliste non spécialisé et inexpérimenté qui recherche des dossiers du tribunal. D’ailleurs, les documents de la Cour sont rarement disponibles en format numérique.

Les organisations médiatiques s’inquiètent aussi que les tribunaux élargissent les exceptions à la présomption en faveur d’instances judiciaires publiques et accessibles. Ces dernières années, le président de la Canadian Media Lawyers Association, Patrick Bourbeau, a souligné l’importance d’appliquer systématiquement le principe de la publicité de la justice et de préserver la transparence.

« Les principes fondamentaux existent. Malheureusement, ils ne sont pas toujours appliqués concrètement et semblent s’être lentement effrités dans les dernières années », a-t-il déclaré.

La divulgation du procès secret d’un informateur de police au Québec a récemment sonné l’alarme, car les détails de l’affaire n’ont pas été dévoilés, dont le nom du juge et des avocats. Le dossier ne comportait même pas de numéro du greffe. En mars, la Cour suprême du Canada a accepté d’instruire le pourvoi interjeté sur le sujet par un consortium de médias d’information.

Néanmoins, d’après le juge en chef Joyal, comme les tribunaux préconisent la transparence, les médias doivent comprendre que la décision de dissimuler de l’information au public « est prise en fonction de critères fiables, prévisibles et compréhensibles tirés d’une loi, de la jurisprudence de common law ou d’un arrêt marquant de la Cour suprême du Canada ».

D’après les membres des médias du groupe de discussion, la responsabilité d’aider les journalistes à comprendre ce qu’impliquent ces procédures relève en partie de la magistrature. En outre, la transparence est un point de discorde entre la magistrature et les médias, surtout depuis que le Conseil canadien de la magistrature (CCM) a enquêté sur une plainte portée contre l’ancien juge de la Cour suprême Russell Brown, ce qui a finalement mené à sa récente démission. Des pressions sont exercées sur le CCM pour qu’il publie son rapport commandant une enquête publique sur les allégations d’inconduite.

Quand une personne a autant d’importance dans notre système, des explications claires doivent être données au public, a avancé Mme Raj, même si les réponses ne touchent que le processus. Cela aide à comprendre comment un juge de la Cour suprême est soumis à un tel examen, a-t-elle ajouté. « Guidez l’audience, ou bien le lecteur ou le spectateur, à travers les étapes normales pour que le public puisse décider si le traitement lui semble équitable ou pas. Trop souvent dans notre système, on néglige ce genre de choses. »

Il y aura toujours des tensions occasionnelles entre la magistrature et les médias, mais ça ne veut pas dire que les deux ne peuvent pas collaborer.

Pour sa part, Mme Raj a conseillé aux professionnels du droit de prendre les choses en main en soutenant les journalistes, surtout s’ils sont jeunes et connaissent peu le fonctionnement des tribunaux, en demeurant accessibles et communiquant de l’information. « S’il y a un fait erroné dans un article, on peut gentiment l’indiquer à son auteur. »

Le juge en chef Joyal a fait le même appel à l’action aux avocats et avocates. « Aidez-nous à informer le public en communiquant avec les médias de manière à éclairer leur compréhension du système afin qu’ils puissent ensuite mieux renseigner la population, a-t-il poursuivi. Contribuez à notre évaluation et à notre responsabilisation en aidant les médias et en leur fournissant les outils nécessaires pour juger le système. »