Que recherchons-nous chez nos juges?
Le processus de candidatures joue pour beaucoup dans la difficulté à assurer une plus grande diversité dans la magistrature.
Lorsque Harry LaForme siégeait à la Cour d’appel de l’Ontario – il était alors le seul juge autochtone à travailler à ce degré de juridiction au Canada –, le gouvernement fédéral a fait appel à lui.
On lui a demandé s’il avait des candidats solides à recommander au poste de juge, des gens qui pourraient aider le fédéral à atteindre son objectif à long terme : améliorer la diversité raciale et culturelle au sein de la magistrature.
La plupart des juristes qu’il a proposés n’ont jamais postulé. Freinés par un processus qu’ils jugeaient favorable aux « bons » candidats, c’est-à-dire ceux ayant étudié dans les bonnes écoles, ayant plaidé dans les bonnes affaires et ayant fraternisé avec les bonnes personnes, ils ont passé leur tour.
« J’ai appelé presque toutes les personnes que j’avais recommandées, et elles m’ont répondu, en gros, que ça ne valait même pas la peine d’essayer, affirme Me LaForme, maintenant avocat principal chez Olthuis Kleer Townshend, à Toronto. Et ce n’est pas une situation isolée. »
La quête d’une plus grande diversité de la magistrature est un sujet de discussion politique au pays depuis des années. Le gouvernement Trudeau a été élu en 2015 en promettant de faire de la magistrature un meilleur reflet de la société canadienne et a même instauré un nouveau processus de mise en candidatures en 2016. Ottawa a fait un bout de chemin depuis, mais beaucoup de membres de la profession estiment que c’est trop peu, trop lentement.
La raison vient du processus de candidatures lui-même dira-t-on, mais peut-être aussi de la confusion qui persiste autour de ce qu’on entend vraiment par « diversité » de la magistrature.
Indra Maharaj, avocate de Calgary et présidente du Sous-comité des questions judiciaires de l’Association du Barreau canadien, émet des réserves quant au questionnaire qui accompagne le processus de candidatures fédéral.
Dans ce questionnaire de 25 pages, on demande aux candidats de décrire dans le détail leurs contributions à l’administration de la justice au Canada : leurs publications juridiques et mémoires ainsi que les affaires plaidées devant les tribunaux d’appel ou la Cour suprême elle-même. Ils doivent aussi faire la liste de leurs charges d’enseignement et de leurs activités de bénévolat, en plus de décrire les affaires plaidées ayant eu des retombées « importantes » en droit.
Le risque, selon Me Maharaj, c’est que le processus écarte les candidats de petits cabinets, les avocats qui pratiquent en milieu rural et n’ont pas le réseau professionnel de ceux qui exercent en milieu urbain, et les spécialistes de domaines où les appels sont rares. Si, pour diversifier la magistrature, on continue à nommer des gens qui ont les mêmes connaissances, expériences et idées, dit-elle, à quel point peut-on parler de diversité?
« Il n’est pas question que de diversité raciale. Il faut aussi considérer l’expérience et l’empathie », clame-t-elle.
« Le problème, c’est que les juristes qui se ressemblent n’ont pas tous la même expérience de la vie. Il faut nommer des gens qui reflètent réellement la diversité du Canada et les idées et expériences de sa population. »
Selon Anita K. Atwal, directrice de la South Asian Bar Association of British Columbia, même l’exigence du processus de candidatures de la cour provinciale de la Colombie-Britannique de donner cinq juges comme référence peut désavantager les candidats issus de minorités, car ces personnes ont parfois moins d’occasions de réseautage professionnel et personnel avec des juges que les candidats de milieux plus privilégiés.
« Cette obligation d’indiquer cinq juges comme référence est un bon exemple d’exigence qui, d’apparence pourtant neutre, nuit sans doute de façon disproportionnée aux candidats issus de minorités », dit-elle.
Ce qui est particulièrement pernicieux, prévient Me Maharaj, c’est l’accent mis dans le questionnaire fédéral sur les dossiers juridiques « d’importance ». « Si vous êtes un avocat généraliste, qu’est-ce que c’est pour vous, un dossier d’importance? » demande-t-elle.
« Comment peut-on pondérer l’importance de l’issue d’une affaire qui change la vie d’un client par rapport à une affaire qui peut ou non influer sur tout un groupe de personnes? Ce qu’on qualifie d’important est subjectif… »
Si la notion d’importance repose sur un parti pris pour les candidats ayant cumulé quantité d’appels notoires, raisonne Raphael Tachie, président de la Canadian Association of Black Lawyers, cela veut aussi dire qu’on a un penchant pour les candidats ayant des clients fortunés.
« Les affaires qui se rendent à la Cour suprême du Canada sont celles poussées par des gens qui en ont plein les poches », affirme Me Tachie, avocat principal pour le Groupe Banque TD.
« Le but de ce processus, c’est de trouver des candidats qui pourront un jour siéger à la Cour suprême, explique Me LaForme. Mais la conception préconisée d’un bon juge – les articles, les affaires notoires, l’importance – ne correspond pas du tout à celle de la population. »
« Il ne s’agit pas de fraterniser avec l’association du barreau ou de plaider devant un tribunal d’appel d’instance supérieure. Il s’agit de comprendre les gens que vous servez. »
Me LaForme estime que les juristes autochtones sont désavantagés à cause de toutes les formalités exigées dans le processus de candidatures. « Je pense que les personnes qui évaluent les candidatures de magistrats ne comprennent pas à quel point l’exercice du droit autochtone peut être complexe, dit-il. Et il y a tant de nouveau dans ce domaine; les précédents se font rares. »
« L’exercice du droit autochtone demande beaucoup de travail et de temps et n’est pas tellement lucratif. Le juriste moyen ne peut pas se permettre de prendre une semaine pour remplir une mise en candidature à un poste de juge. Et comme le questionnaire exige en très grande partie des réponses personnelles, ce n’est pas comme s’il pouvait confier la tâche à un parajuriste. »
Me Tachie ajoute que la convention selon laquelle les juges de la Cour suprême doivent être bilingues envoie un message clair aux juristes qui vivent et travaillent dans une langue autochtone : vous n’êtes pas les bienvenus aux instances supérieures.
« Cela implique un privilège, sauf si vous venez du Québec, dit-il. On en arrive pour ainsi dire à ne choisir que des candidats présentant un certain niveau de scolarité et un certain bagage social, aux études, aux expériences et aux attitudes assez similaires. »
Pour beaucoup de juristes, la conséquence est que les candidats qui feraient d’excellents juges renoncent d’emblée à se lancer. Ceux qui critiquent le processus disent qu’il revient au fédéral de régler le problème en écourtant la démarche, en insistant moins sur l’importance des dossiers pilotés et en ajoutant une entrevue pour permettre aux candidats d’exposer leurs contributions au droit dans leurs propres mots.
Les juristes chevronnés peuvent aider en mentorant leurs collègues durant leur carrière et en encourageant les candidats sérieux à postuler, suggère Me Maharaj.
Cela dit, les stratégies susceptibles d’aider les juristes à s’y retrouver dans le processus de candidatures risquent de les écarter du travail juridique moins notoire, mais tout de même important. Joshua Sealy-Harrington, professeur adjoint d’origine noire à la Lincoln Alexander School of Law, soutient que « c’est à l’État de revoir ce critère ».
« Les membres des groupes sous-représentés se retrouvent toujours devant un double tranchant, ajoute-t-il. Ils peuvent tenter de répondre aux normes implicites du processus de candidatures – la bonne école, le bon cabinet –, et cela peut marcher pour eux. »
« Mais chemin faisant, ils pourraient se détourner d’une carrière autrement enrichissante. »