Les failles bien évidentes
Le coronavirus met en lumière les faiblesses du système judiciaire au Canada.
Dans le jargon des ingénieurs, c’est un « essai jusqu’à rupture », soit l’action de placer un système ou une pièce technologique dans des conditions qui l’obligent à défaillir. L’idée sur laquelle reposent ces essais est de découvrir les causes des défaillances pour les éliminer et ainsi renforcer le système.
La pandémie de COVID-19 place l’ensemble des systèmes et institutions, tant dans le secteur public que privé, dans une situation collective d’essai jusqu’à rupture. En ce qui a trait au système judiciaire canadien, cependant, les faiblesses sont bien connues de longue date, comme l’a fait remarquer Madame la Juge en chef Beverley McLachlin lorsqu’elle a déploré [traduction] « l’affligeante incapacité des tribunaux à changer de cap ». Avocats et juges se plaignent depuis des décennies du fait que les tribunaux se fient aux dossiers sur papier et aux comparutions en personne et à des technologies des années 1980. La pandémie s’est limitée à leur donner raison.
« Ce sont les pires conditions possible qui affrontent un système judiciaire déjà mal en point », a dit Michael Lesage, qui exerce le droit civil dans le sud‑ouest de l'Ontario. « Il fonctionnait déjà à peine. À mon avis, il s’agit d’une simple progression naturelle des choses. »
Répondant aux exigences de distanciation physique, les tribunaux ont très sévèrement restreint l’accès à leurs installations et ralenti leurs activités. La Cour suprême du Canada a ajourné un grand nombre d’audiences et autorise le dépôt de documents par voie de courrier électronique, bien qu’elle s’attende toujours à ce que les avocats produisent par la suite des versions sur papier « dans un délai raisonnable ». Les cours fédérales suivent plus ou moins la même ligne de conduite, alors que les cours provinciales ajournent ou remettent à une date ultérieure les audiences « non urgentes » et ont recours aux conférences vidéo et téléphoniques pour traiter les questions les plus urgentes.
À plus court terme, tout ceci va se traduire par une considérable aggravation des retards existants du traitement des dossiers au sein du système pénal et du système civil. Cela crée en outre ce que Michael Spratt, avocat d’Ottawa spécialisé en droit pénal, appelle une « incitation dangereuse et pernicieuse » pour ses clients à plaider coupable en échange de la durée de l’incarcération.
« Certains de mes clients qui ont toujours clamé leur innocence et dont le dossier laisse espérer de très bonnes chances d’acquittement […] se retrouvent très tentés d’accepter de négocier un accord de plaidoyer juste pour éviter de se retrouver enfermés dans un établissement pénitentiaire surpeuplé où les risques de tomber malade sont beaucoup plus élevés », a-t-il dit.
À plus long terme, la crise actuelle pourrait pousser les gouvernements à envisager sérieusement l’utilisation de la technologie et des audiences en ligne pour mettre un terme au gaspillage du temps des tribunaux occasionné par des questions ayant une faible priorité ou par des litiges administratifs. À quel point vont-ils l’envisager sérieusement? Cela dépendra en partie de la durée de la crise, a déclaré un analyste du marché juridique.
« Lorsque vous travaillez pratiquement de la même manière depuis 200 ans, il ne s’agit pas d’une simple mentalité. Vous n’y pensez même pas », a fait remarquer Jordan Furlong, dirigeant du cabinet Law 21 à Ottawa.
« Cette crise devrait forcer une prise de conscience. Le fera-t-elle? Si les confinements prennent fin après trois ou quatre semaines, ce serait comme réveiller une personne ivre morte, puis la laisser tranquille. Elle va se rendormir sur le champ. Le système va continuer à fonctionner tant bien que mal.
» En revanche, si cela se poursuit pendant des mois, et cela semble une probabilité de plus en plus réelle, personne ne va se rendormir. »
Cette prise de conscience si tant est qu’elle se produise, pourrait aller plus loin que le seul fait de convaincre les tribunaux d’adopter la voie électronique pour le partage des communications documentaires et la tenue des audiences. Elle pourrait même conduire à un bouleversement de fond en comble de l’administration de la justice dans ce pays, a déclaré Shannon Salter, présidente du Civil Resolution Tribunal (CRT) (Tribunal de règlement des différends civils), de la Colombie-Britannique.
« Je pense que la première étape ne relève pas du domaine de la technologie. Il s’agit d’un changement de mentalité, un glissement du service des institutions vers la compréhension du vécu des personnes qui utilisent réellement le système », a-t-elle dit.
Le CRT est le premier tribunal en ligne du Canada. Il a commencé à fonctionner en juillet 2016, ayant compétence sur les litiges en matière de copropriété en Colombie-Britannique et par la suite, les petites créances. Depuis l’an dernier, il a également compétence pour entendre la plupart des litiges portant sur les préjudices personnels liés aux véhicules à moteur.
Le CRT est un modèle souvent cité pour réorienter les litiges ayant une plus faible priorité ou les différends moins contentieux vers des tribunaux en ligne qui s’appuient sur la médiation et la négociation pour régler les problèmes. Selon Me Furlong, nous pourrions voir la mise en place de CRT dans chacune des provinces d’ici la fin de l’année. Il pense en outre que cette approche devrait être aussi utilisée pour le droit de la famille.
« Je ne pense pas que nous puissions utiliser les CRT en droit pénal. Cependant, si vous délestiez le système judiciaire de certains de ses dossiers, les procès des affaires pénales ne souffriraient plus aucun retard. L’accumulation des dossiers disparaîtrait », a-t-il affirmé.
« Le droit de la famille ne devrait même pas approcher les marches des palais de justice. Il devrait carrément être retiré du système. Aucune des parties en présence ne pense que l’intervention des avocats et des juges est le meilleur moyen de régler ces différends. Ils peuvent l’être au moyen de la médiation, de l'arbitrage ou des tribunaux. »
Le modèle du CRT est plus rapide et moins onéreux à gérer que les systèmes judiciaires fondés sur des interactions en chair et en os. Du point de vue de ses clients, son accès est également beaucoup plus facile et moins onéreux. Parce que le CRT de la Colombie-Britannique fonctionne en ligne, il n’a aucunement souffert des mesures prises en raison de la pandémie.
« Nous fonctionnons normalement », a dit Me Salter. « Nous avons prorogé certaines dates limites et suspendu la délivrance de certaines ordonnances par défaut pour aider les parties touchées par la COVID-19. C’est tout. Toute personne, où qu’elle se trouve, peut avoir recours à nous pour régler un différend, déposer une demande, négocier, participer à une médiation et obtenir une décision exécutoire au moyen de son téléphone intelligent. »
Personne ne veut entendre parler du bon côté des choses en plein cœur d’une pandémie, cela va de soi. Toutefois, pour ceux qui, depuis des décennies, poussent le système judiciaire à se moderniser, l’expérience des quelques dernières semaines prouve que cela peut être réalisé, et même rapidement, lorsque les circonstances le privent de toute autre option.
« Les gens comme moi demandent de petits aménagements depuis des lustres », a déclaré Me Spratt. « Pourquoi devons-nous aller en personne au palais de justice chercher les documents sauvegardés sur un CD-ROM, au lieu de les recevoir par courrier électronique? Pourquoi un juge est-il tenu d’apposer en personne une signature manuscrite sur un formulaire de consentement imprimé?
« La réponse réside en partie dans l’inertie institutionnelle. Pour quelle autre raison verrions-nous aujourd’hui les palais de justice adopter des options telles que l’autorisation de la communication de la preuve par courrier électronique; options dont ils nous disaient avant qu’elles étaient impossibles à mettre en œuvre? »