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Préserver l’indépendance judiciaire à l’ère du populisme

Les attaques politiques contre le système judiciaire autour du globe inquiètent de plus en plus. Le respect de cette institution ne saurait être tenu pour acquis au Canada.

Lady justice in political colours concept

 

Plus tard cette année – au printemps ou à l’automne selon la progression du travail –, le Conseil canadien de la magistrature (CCM) publiera sa version révisée des Principes de déontologie judiciaire : un ouvrage de référence pour la magistrature qui était resté inchangé depuis sa publication initiale en 1998.

Le CCM a donc entrepris de revoir cet écrit du monde avant le 11 septembre… Quand les médias sociaux, le terrorisme, la lutte au changement climatique et la règle des 280 caractères maximum n’avaient pas encore provoqué la montée en force du populisme et révolutionné la politique et les médias. C’était certes un monde où juges et politiciens se cantonnaient à leur sphère respective, où l’indépendance judiciaire faisait rarement les manchettes, et encore plus rarement l’objet d’une remise en question.

Les temps ont changé. La juge en chef Deborah Smith, coprésidente du comité chargé de réviser le document, résume la situation : « Si vous m’aviez demandé, il y a seulement dix ans, si je craignais que le public méconnaisse l’importance de l’indépendance judiciaire, j’aurais répondu non.

« Aujourd’hui? Oui sans hésiter. »

Dans bien des pays, le principe d’indépendance judiciaire n’a jamais pris racine. Ailleurs, il est mis à mal. En Pologne, un gouvernement de droite a nommé une foule de fonctionnaires partisans dans l’organe disciplinaire de la magistrature. En Turquie, le régime a redoublé d’efforts pour politiser le système de justice.

Sans oublier le président Donald Trump… qui argumente publiquement sur des procès, traîne des juges et des jurés dans la boue, réclame des enquêtes criminelles sur ses adversaires politiques, fait fi des assignations à comparaître et, de façon générale, traite le département de la Justice comme son cabinet d’avocats personnel investi d’un mandat et de pouvoirs illimités.

Chez nous au Canada, les prises de bec au sujet de l’indépendance judiciaire sont beaucoup plus rares, mais elles n’en sont pas moins inquiétantes. En 2014, le Cabinet du premier ministre Stephen Harper a accusé Mme Beverley McLachlin, la juge en chef de la Cour suprême, d’avoir agi de manière « inappropriée » en émettant des réserves concernant la recommandation de nommer Marc Nadon à la Cour.

En Ontario, quand un juge de la Cour supérieure de justice s’est opposé au plan de rationalisation du conseil municipal de Toronto qu’envisageait le premier ministre provincial Doug Ford, celui-ci a qualifié sa décision d’« inacceptable » et menacé d’invoquer la disposition de dérogation. Plus récemment, Yves-François Blanchet, chef du Bloc Québécois, a semblé s’en prendre à l’indépendance des juges de la Cour d’appel fédérale dans sa réaction à leur décision sur le projet Trans Mountain. Enfin, le gouvernement Trudeau rappelle avec insistance que le processus des nominations judiciaires doit rester libre de toute ingérence politique, peu après qu’on eut appris que cinq des six derniers juges nommés au Nouveau-Brunswick ont des liens personnels avec le député libéral Dominic LeBlanc.

Ce n’est donc pas par hasard que le CCM inclura dans sa révision du document de déontologie une section sur la conscientisation du public au rôle et aux responsabilités des juges.

Le récent éditorial sur l’indépendance judiciaire paru dans une publication ottavienne sous la plume de M. Richard Wagner, le juge en chef de la Cour suprême, n’est pas non plus le fruit du hasard. « Les juges ne sont pas des politiciens. Les politiciens ne sont pas des juges. Nous sommes différents. Nous sommes égaux. Nous sommes censés nous contrebalancer mutuellement. » Dans une récente entrevue accordée à ABC National, le juge en chef a également eu soin de préciser que l’indépendance judiciaire est mieux protégée au Canada que dans d’autres pays, mais qu’il faut toujours rester vigilants.

D’ailleurs, le milieu du droit canadien est prêt à lever les boucliers en cas d’attaque contre ce principe.

« J’estime que les juges ont effectivement un rôle à jouer dans la sensibilisation du public – prendre la parole dans les écoles en est un exemple », dit Me Fred Headon, ancien président de l’Association du Barreau canadien. Quand le Cabinet du premier ministre Harper s’en est pris à la juge en chef McLachlin en 2014, il était ce ceux qui demandaient publiquement des explications au gouvernement.

« De pareils commentaires dans la bouche d’un politicien… c’est vraiment aller trop loin, et c’est d’autant pire qu’on parle ici de personnes au pouvoir. Si assez de gens du public se rangeaient derrière cet avis, cela aurait de quoi faire peur.

« Pourquoi irez-vous plaider votre cause au tribunal quand le juge sait que sa décision sera contestée sur une tribune où il lui sera impossible de défendre sa position? Ces institutions reposent sur la crédibilité; sans elle, rien ne marche plus. »

Me Vivene Salmon, l’actuelle présidente de l’ABC, estime que les attaques politiques contre l’indépendance judiciaire ont quelque chose de futile. « C’est complètement stérile, déplore-t-elle. Quand un parti exprime des doutes sur l’impartialité de juges nommés par le parti adverse, comment alors croire en l’impartialité des juges quand ce sera son tour de les nommer? »

Les tensions entre juges et politiciens n’ont rien de neuf, mais le corps judiciaire – tenu par son obligation d’impartialité publique – se trouve habituellement, par sa nature même, dans une position difficile lorsqu’une décision soulève l’ire du public. Après l’arrêt R c. Jordan, qui s’est soldé par le retrait des chefs d’accusation pour les procès ayant été retardés au-delà de la limite jugée raisonnable par la Cour suprême, la magistrature s’est retrouvée dans une situation que toute autre institution aurait qualifiée de catastrophe sur le plan des relations publiques.

« Les gens ont accès à bien plus d’information qu’avant sur les faits et dires des juges, mais cette information est sortie de son contexte, et certains ignorent comment le droit fonctionne », explique Martine Valois, professeure agrégée de droit à l’Université de Montréal.

« L’affaire Jordan est un bon exemple, poursuit-elle. Le public a assez mal compris la décision dans le contexte du droit relatif à la Charte. Il a seulement retenu que des criminels avaient été libérés, sans bien saisir la question des droits fondamentaux de la personne. »

L’indépendance judiciaire repose sur trois piliers : la sécurité financière, le mandat, et l’indépendance administrative. Le projet de loi C‑5, déposé à la Chambre des communes en début février, obligerait les juges fédéraux à suivre des cours sur le droit relatif aux agressions sexuelles, le but étant de prévenir un autre scandale comme l’affaire Robin Camp. C’est là un objectif politique légitime.

Toutefois, l’imposition d’une formation risquerait de compromettre l’indépendance administrative des juges. Ce n’est peut-être pas un problème s’il s’agit de sensibiliser les juges sur les mythes couramment admis au sujet des agressions sexuelles, mais cela pourrait causer des dérapages le jour où un futur gouvernement saisira ce précédent et commencera à donner aux juges des directives plus générales sur la manière d’interpréter le droit.

« Je n’ai guère l’habitude de souscrire à un argument de la pente glissante, prévient le juge Thomas Heeney, président de l’Association canadienne des juges des cours supérieures, mais il sera peut-être plus facile d’empiéter sur l’indépendance judiciaire une fois le précédent établi. »

« Aujourd’hui on parle d’agression sexuelle. Verrons-nous un gouvernement exiger que les juges suivent, par exemple, une formation sur les immigrants et la sécurité frontalière parce que c’est sa priorité? », demande Me Gib van Ert. Cet avocat d’Ottawa est l’auteur d’un article, paru dans Maclean’s, qui remet en question le bien-fondé du projet de loi C‑5.

« Une fois le précédent créé, la porte est ouverte pour ce genre de choses, et avant même qu’on s’en rende compte, on se retrouve avec un système national de nomination des juges profondément transformé. »

Me van Ert met en garde contre la possibilité que des avocats de la défense instrumentalisent une loi imposant une formation spécifique aux juges. « Rien n’empêchera un avocat de la défense de crier au parti pris en pointant du doigt la formation obligatoire exigée par l’État, prévient-il. L’image d’impartialité des juges eux-mêmes risque d’être mise à mal si les gouvernements prennent l’habitude de les traiter comme des fonctionnaires. »

« Quand des gens se mêlent de dire aux juges comment penser sans être juges eux-mêmes, on a un problème, dit la juge Smith. Quand le gouvernement commence à dire aux juges qui est responsable de les former et comment ils doivent l’être, ça ne va plus. »

Les juges canadiens risquent-ils de se retrouver un jour à la même enseigne que leurs homologues américains : la proie d’attaques constantes de politiciens qui méprisent l’idée même de l’impartialité? Rien ne permet vraiment d’ajouter foi à cette hypothèse. Après tout, les États‑Unis comptent de nombreux juges de première instance élus – ceux-ci peuvent même se faire montrer la porte quand les citoyens votent leur destitution –; il y a donc une certaine influence politique intrinsèque à ce système.

Le juge Heeney est convaincu que la situation ne dégénérera pas à ce point-là ici. « Nos politiciens y pensent à deux fois avant de critiquer ouvertement une décision judiciaire, dit‑il. Il reste que la mentalité populiste semble bel et bien encourager ce type d’observations malvenues, que le comportement de certains politiciens ailleurs dans le monde risque de normaliser.

« Mais je crois que nos institutions nationales sont assez fortes pour résister à ce courant. »