Comprendre l’incidence des traumatismes sur les témoignages
Il faut remettre en question notre approche de l’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins dans notre système judiciaire.
Lorsqu’il enseignait le droit de la preuve à de jeunes juristes en devenir, Ben Perrin aimait commencer le semestre en racontant à ses étudiantes et étudiants les erreurs commises par le système judiciaire.
« Nous avions l’habitude de considérer comme une preuve circonstancielle de culpabilité le fait que la personne accusée dans un procès pour meurtre n’avait pas pleuré lors des funérailles de la victime », a déclaré Me Perrin, ancien conseiller juridique du premier ministre Stephen Harper, aujourd’hui professeur de droit à l’Université de la Colombie-Britannique et auteur du livre Indictment: The Criminal Justice System on Trial.
« Le fait est que nous pouvons regarder en arrière et nous étonner de ce que nous considérions comme des preuves d’honnêteté ou de sincérité, mais nous ne pouvons pas présumer que tout est parfait aujourd’hui. »
Les procès s’appuient sur des témoignages et d’autres formes de preuves. Souvent, et en particulier dans les affaires d’agression sexuelle, les preuves tangibles sont peu nombreuses et le procès se résume aux versions contradictoires des témoins concernant les événements.
Il s’agit là de l’« effet Rashomon », et le système judiciaire canadien donne aux juges et aux jurys une large marge de manœuvre pour en tenir compte en évaluant la cohérence des témoignages et le comportement des témoins à la barre. Dans le cas des témoins qui ont subi un traumatisme, Me Perrin, comme autres, estime que le système se trompe bien plus souvent qu’on ne veut bien l’admettre.
« L’effet d’un traumatisme sur la mémoire est problématique pour le système judiciaire parce qu’il fonctionne d’une manière qui définit le “bon sens” sur lequel les juges et les jurys sont censés s’appuyer », a déclaré Thor Paulson, stagiaire en droit chez Fasken. Il a récemment corédigé un article (qui sera publié dans La Revue du Barreau canadien) avec Me Perrin et deux professionnels de la santé, le Dr Robert G. Maunder, professeur de psychiatrie à l’Université de Toronto, et le Dr Robert T. Muller, professeur de psychologie clinique à l’Université York, sur la manière dont les tribunaux traitent les témoignages des personnes ayant survécu à un traumatisme.
« La façon dont les traumatismes affectent le cerveau a été bien étudiée et est prévisible. Malheureusement, cela va à l’encontre de bon nombre d’idées reçues sur les qualités d’une bonne ou d’un bon témoin. »
Prenons la question de la cohérence. Une avocate de la défense compétente ou un avocat de la défense compétent sait comment repérer les incohérences d’un témoignage et les utiliser pour saper les arguments invoqués à l’encontre de sa cliente ou de son client. Les juges doivent tenir compte de ces incohérences dans leur évaluation de la crédibilité d’une ou d’un témoin.
Rien de tout cela n’est particulièrement sujet à controverse. La Cour suprême du Canada considère que l’évaluation de la crédibilité est le résultat « de l’opinion de la ou du juge ou du jury sur les divers éléments perçus au procès, de son expérience, de sa logique et de son intuition à l’égard de l’affaire ». Il s’agit d’un art, et non d’une science, que le système judiciaire considère comme faisant partie de l’expérience commune de la moyenne des juges ou des membres du jury : aucune expertise externe n’est nécessaire.
Tout cela ne poserait aucun problème si les victimes de traumatismes se comportaient à la barre comme le commun des mortels s’attend à ce qu’elles le fassent. Mais les traumatismes perturbent la façon dont le cerveau conserve les souvenirs et s’en souvient, explique le Dr Maunder, ce qui mène à ce qu’il appelle « l’incohérence narrative ».
« Ils affectent la façon dont les gens organisent les récits de leur vie », a-t-il déclaré par courriel. « Il est donc difficile pour la personne qui raconte son histoire de garder son public (en l’occurrence les juges et les membres du jury) “en tête”, ce qui signifie qu’il est difficile de raconter l’histoire de manière à ce qu’elle soit facile à comprendre et à croire, avec des chronologies claires, des personnages bien identifiés et une réflexion sur les parties qui nécessitent plus de détails ou une description plus claire, ainsi que des émotions exprimées qui correspondent au contenu de l’histoire. »
« Il est important pour une personne de savoir bien raconter des histoires afin de raconter des histoires vraies sur sa vie et de faire en sorte qu’elles soient comprises et crues. Dans mon monde (la médecine), cette capacité permet à une personne d’expliquer sa maladie et d’obtenir de l’aide. Dans une salle d’audience, c’est ainsi que son histoire est jugée crédible. »
Selon le Dr Maunder, les traumatismes déforment également la manière dont les victimes expriment leurs émotions lorsqu’elles décrivent leurs expériences.
« Sur le plan émotionnel, les personnes qui ont subi un traumatisme semblent souvent trop ou pas assez émotives lorsqu’elles se décrivent ou décrivent les événements de leur vie », écrit-il. « Un excès d’émotions résulte de l’incapacité d’une personne à réguler ses émotions, ce qui peut être causé ou amplifié par un traumatisme. »
« On peut considérer qu’un manque d’émotions est un mécanisme de défense qui consiste à “s’en tenir aux faits uniquement” pour ne pas se laisser submerger. Les juges et les membres du jury peuvent penser qu’une personne n’est pas crédible parce qu’elle ne semble pas bouleversée lorsqu’elle parle de choses bouleversantes, ou elle peut être si émotive que les faits qu’elle communique sont difficiles à comprendre ou ne sont pas crus. »
Selon Me Perrin, tout cela met en évidence une faille fondamentale dans la manière dont le système judiciaire traite les témoignages, une faille qui a très certainement entraîné des erreurs judiciaires.
« L’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins est un concept fondamental de notre système adversatif », a-t-il déclaré. « Si les suppositions sur lesquelles cette évaluation repose sont erronées, c’est toute la procédure qui se trouve remise en question. »
« Les enjeux ne pourraient être plus élevés. Tout ce que nous savons à ce sujet suggère que les juges et les jurys font parfois fausse route. »
Une approche logique consisterait à faire appel à des expertes et experts médicaux pour évaluer les effets des traumatismes sur la mémoire et l’expression des émotions. Mais comme la jurisprudence affirme que l’évaluation de la crédibilité des témoins est une tâche que toute personne moyenne peut accomplir, les tribunaux pourraient mal accueillir les tentatives de faire appel à une expertise externe.
« Les tribunaux n’autorisent pas les témoignages d’expertes et d’experts sur des questions d’expérience commune; on ne fait pas venir une experte ou un expert pour savoir s’il pleut dehors », a déclaré Me Perrin. « Mais la compréhension de la science des traumatismes est essentielle pour évaluer le témoignage des personnes traumatisées, qu’il s’agisse de la partie plaignante, de la personne accusée ou de tierces parties. »
« Il en résulte une présomption que de tels procès ne sont pas susceptibles de recevoir le témoignage d’expertes et d’experts en matière de traumatismes. »
Me Perrin, M. Paulson, le Dr Maunder et le Dr Muller préconisent ce qu’ils appellent une approche « tenant compte des traumatismes » pour les témoignages, soit une approche qui prend en considération les effets des traumatismes sur la mémoire et l’expression des émotions tout en évitant le « raisonnement circulaire » (par exemple, supposer que les signes de traumatisme dans un témoignage prouvent que le traumatisme a eu lieu).
« Cette question ne sera pas résolue par la voie législative, et je ne pense pas que le Parlement puisse s’y intéresser de toute façon », a déclaré Me Perrin. « La voie la plus directe et la plus efficace serait que la Cour suprême rende une décision reflétant la manière dont les évaluations du comportement et de la cohérence des témoignages des victimes de traumatismes devraient être abordées. Au Royaume-Uni, des modèles de directives au jury ont commencé à combler cette lacune. »
Il a ajouté que leur espoir était que leur article, « évalué par les pairs et publié dans une revue importante », puisse servir de « catalyseur ».
« Il peut être invoqué dans les arguments à présenter au tribunal pour justifier le recours au témoignage d’une experte ou d’un expert », a-t-il ajouté. « Le changement peut s’opérer très rapidement au niveau des juridictions inférieures. »