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Les limites des pouvoirs policiers

En common law, ils ne cessent de s’élargir depuis 35 ans. Il faut que le public en prenne conscience.

Police car lights

On a de nouveau entendu parler d’« activisme judiciaire » en mai dernier lorsque la Cour suprême du Canada a conclu qu’Alexandre Bissonnette — détenu pour avoir tué par balle six personnes dans une mosquée de Québec en 2017 — n’aurait pas à attendre plus de 25 ans pour demander une libération conditionnelle. Mais tandis que la décision de la CSC d’annuler une disposition relative à la détermination de la peine au motif qu’elle est inconstitutionnelle déclenche les prévisibles querelles politiques, des experts en droit criminel et constitutionnel nous mettent en garde contre une tendance de longue date des tribunaux à façonner le droit. Cette tendance a élargi les pouvoirs policiers de façon dramatique au cours des 37 dernières années, sans aucune contribution ni intervention du législateur.

L’élargissement par les tribunaux des pouvoirs policiers en common law (PPCL) est — selon l’un des chercheurs derrière un nouveau projet financé par le Fonds pour le Droit de demain de l’ABC — particulièrement alarmant parce qu’il a lieu une fois les faits accomplis et que très peu de Canadiens et Canadiennes sont au courant.

« Le gros problème, c’est qu’il est impossible de savoir avec certitude ce que les policiers sont autorisés à faire avant d’être rendus devant les tribunaux, car le critère (pour établir un nouveau PPCL) fonctionne de façon rétroactive », explique David Ireland, professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université du Manitoba. Il a aidé à diriger un projet de création de site Web recensant la jurisprudence sur les PPCL et offrant au public des conseils en langage clair sur les pouvoirs policiers.

« C’est ce qui est si inquiétant au sujet des PPCL, surtout quand on sait que la vaste majorité des interactions entre policiers et civils ne se rendent jamais devant les tribunaux, ajoute-t-il. On manque d’information sur les pouvoirs policiers de façon générale. »

Les affaires relatives aux PPCL ont fait leur apparition à la suite de l’instauration de la Charte canadienne des droits et libertés, au fur et à mesure que les tribunaux ont dû combler les lacunes entre ce qui était fait par les policiers dans le cadre des détentions, enquêtes et fouilles, et ce qui était autorisé par la loi écrite.

La tendance a commencé en 1985 avec l’arrêt Dedman c. La Reine, dans lequel la Cour suprême a jugé que les agents de police avaient le pouvoir de détenir des automobilistes pour vérifier s’ils avaient les facultés affaiblies. Établissant la voie à suivre pour les futures affaires mettant en cause des PPCL, une majorité de la CSC a modifié un critère provenant du droit anglais servant à déterminer si un nouveau PPCL pouvait se justifier. Ce critère, issu de l’arrêt Waterfield, est utilisé par les tribunaux anglais pour déterminer si un acte commis par un agent de police relève ou non de ses devoirs généraux.

Adapter le critère de l’arrêt Waterfield aux affaires relatives aux PPCL a mené à une longue série d’arrêts consacrant de nouveaux PPCL que les agents de police utilisent aujourd’hui quotidiennement au Canada — les pouvoirs de détenir une personne à des fins d’enquête, d’effectuer une fouille accessoire à une détention et d’arrêter les véhicules de façon aléatoire, parmi tant d’autres.

Ce n’est que tout récemment, en 2019, que l’arrêt Fleming c. Ontario est venu interrompre cette série d’arrêts. Dans cette décision, la CSC a refusé de créer un nouveau PPCL consistant à arrêter une personne de façon préventive pour la protéger contre des tiers.

Cette décision ne s’écarte toutefois pas autant de la tendance qu’elle semble le faire à première vue. Plutôt que de simplement rejeter d’emblée la notion selon laquelle il n’existe aucun PPCL d’arrêter une personne qui n’a pas enfreint la loi, la Cour a quand même appliqué le critère issu de l’arrêt Waterfield pour conclure que les agents de police disposaient d’autres options pour prévenir une violation de la paix.

« Le véritable problème avec le pouvoir que l’on cherchait à faire reconnaître n’est pas qu’il ne satisfait pas l’exigence de nécessité raisonnable énoncée dans Waterfield », écrivaient Terry Skolnik et Vanessa MacDonnell de l’Université d’Ottawa dans un article en 2021 [notre traduction]. « Le problème est qu’il aurait permis aux policiers d’arrêter une personne qui n’est pas soupçonnée d’avoir enfreint la loi. Autrement dit, dans Fleming, la Cour a tiré la bonne conclusion, mais en s’appuyant sur de mauvaises raisons. »

Selon les critiques des PPCL créés par les tribunaux, ces décisions minent la Charte de diverses façons. La nature rétroactive de plusieurs décisions signifie, par exemple, que ni les civils ni les policiers ne peuvent connaître à l’avance la portée des pouvoirs policiers.

« Il est parfois difficile pour les gens de comprendre exactement ce que les agents de police ont le droit de faire ou non », affirme l’avocat criminaliste de Winnipeg Saul B. Simmonds. « Chaque fois qu’un tribunal crée un nouveau pouvoir policier, cela nous prend de court. »

Les PPCL élaborés par les tribunaux peuvent également court-circuiter le législateur dans l’exercice de délimitation des pouvoirs policiers, selon James Stribopoulos, ancien doyen associé à la faculté de droit Osgoode Hall, aujourd’hui juge à la Cour supérieure de l’Ontario.

Dans un article de 2005, il faisait valoir qu’en élargissant les PPCL plutôt que de renvoyer la question sur la voie législative, les tribunaux abolissaient le « dialogue » nécessaire entre législateur et tribunaux et laissaient les politiciens s’en tirer à bon compte.

« En venant valider les agissements des policiers, on indique qu’une réponse du législateur n’est pas nécessaire, écrit-il. Au cours des années 1990, ce ne sont que des juges qui se sont prononcés sur la question des pouvoirs policiers de détention […] le résultat a été surtout de l’incertitude et un élargissement considérable des pouvoirs policiers. » [notre traduction]

Les assemblées législatives peuvent mener de grandes consultations et rassembler un vaste ensemble de faits pour rédiger de nouvelles lois ou modifier d’anciennes, et elles doivent rendre des comptes au public, ce qui n’est pas le cas des tribunaux. Les critiques des PPCL élaborés par les tribunaux trouvent que le législateur devrait se réapproprier ces pouvoirs en définissant les pouvoirs policiers dans la législation.

« Les bons faits font du bon droit. Les mauvais faits font du mauvais droit, indique Me Simmonds. Le législateur pourrait intervenir. Il pourrait légiférer quant aux pouvoirs dont disposent les policiers et quant aux conséquences qui s’appliqueront s’ils outrepassent ces pouvoirs. »

« Le fait qu’il faille recourir à l’arbitraire pour agir comme contrepoids face aux pouvoirs policiers est la principale raison pour laquelle le législateur devrait définir les pouvoirs des forces de l’ordre et pour laquelle les tribunaux devraient hésiter à reconnaître de nouveaux pouvoirs d’arrestation en vertu de la common law » [notre traduction], observaient les professeurs Skolnik et MacDonnell dans leur article en 2021.

Mais le critère issu de l’arrêt Waterfield fait partie de la jurisprudence de la CSC à présent; le plus haut tribunal y a eu recours même lorsqu’il a choisi de ne pas créer de nouveau PLCC (dans Fleming). Selon le professeur Ireland, cela laisse fortement supposer que les tribunaux ne sont pas à la veille de s’en remettre au législateur dans ces affaires.

« Les tribunaux pourraient arrêter. La Cour suprême pourrait conclure qu’elle a fait fausse route, mais la jurisprudence laisse entendre que ce n’est pas sur le point d’avoir lieu, indique-t-il. Les mesures législatives ne peuvent contraindre les tribunaux. Le gouvernement pourrait adopter des lois qui définissent en détail les pouvoirs policiers. »

« Je ne suis tout de même pas naïf au point de dire que les lois devraient encadrer tout ce que peuvent faire les policiers. Ils travaillent dans un domaine dynamique et dangereux et doivent être en mesure de réagir aux différentes situations. »

C’est pourquoi le projet du professeur Ireland aborde le problème de façon inverse. C’est ce qu’il espère accomplir en rassemblant de l’information détaillée sur les PPCL dans un portail virtuel : permettre aux Canadiens et à leurs représentants juridiques de comprendre plus facilement ce que peuvent et ne peuvent pas faire les policiers — et d’être prêts à répondre à des arguments en faveur de l’élargissement de nouveaux PPCL.

« Avec nos recherches, nous nous efforçons de rendre cette information disponible au public, dit-il. On ne dit pas que c’est la solution définitive, mais c’est un début. »