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Une réforme, mais jusqu’où?

Telle est la question du débat fédéral autour de la réforme de la Loi sur la concurrence.

Image of a monopolist under attack

Un phénomène étrange a cours dans les milieux du droit de la concurrence. Dans ce domaine connu pour sa tendance technocratique, on se pose à présent des questions fondamentales tournant autour de philosophie politique et du bien commun; on réfléchit sur la raison d’être du droit de la concurrence.

« Ça va plus loin que la question d’abroger tel ou tel article de la Loi sur la concurrence », commente Jennifer Quaid, spécialiste de la responsabilité des entreprises et de l’éthique des pratiques commerciales à l’Université d’Ottawa. « Il s’agit ici de l’éthos même de la loi. »

Le gouvernement fédéral a annoncé une réforme de la Loi sur la concurrence en début février. Cette fois-ci, tout semble susceptible d’être réformé : la « défense fondée sur les gains en efficience » dans les fusions, les mesures anticollusion prévenant la fixation des coûts d’exploitation (ex. : les salaires), les amendes maximales permises par la loi, etc.

Dans les sphères du droit, deux écoles de pensées semblent s’être formées : ceux qui souhaitent qu’on réécrive la loi pour l’adapter au pouvoir de marché sans précédent que détiennent les goliaths numériques, et ceux qui estiment qu’une refonte de A à Z serait inutile ou contre-productive.

Au Canada, la politique de la concurrence a toujours été l’arène d’une lutte entre le désir de consolider les acquis et la nécessité de stimuler une innovation anémique. La consolidation semble être notre approche par défaut : les entreprises canadiennes ont connu un boom de fusions et d’acquisitions l’an dernier, avec 729 transactions conclues pour une valeur totale de 158 milliards de dollars en date du 31 mai 2021, et la tendance semble vouloir se maintenir en 2022.

Les sociétés grossissent au Canada : dans une étude de 2019, l’Université York rapporte que le nombre de sociétés non financières cotées à la TSX a diminué de près de 40 % depuis 2008, tandis que « celles qui restent ont grossi ». Le peu de mouvement qu’on observe chez les plus gros joueurs se reflète dans l’âge moyen des 15 plus grandes sociétés cotées en bourse : 122 ans au Canada, comparé à 45 ans aux États‑Unis.

Quant aux moyens d’inverser cette tendance, les idées tendent à se focaliser en partie sur la défense fondée sur les gains en efficience, qui s’est déjà traduite par de malheureuses décisions de fusion.

Cette forme de défense, intégrée dans la loi en 1986, peut être invoquée une fois que le Tribunal de la concurrence a conclu qu’une fusion aurait des effets anti-concurrence (hausse de prix, restriction des choix pour le consommateur, etc.). En effet, la loi oblige le tribunal à soupeser ces effets anti-concurrence par rapport aux gains d’efficacité que promet la fusion.

Lorsque les gains en efficience peuvent compenser les effets anti-concurrence de la fusion (même quand ces gains se feront au détriment des consommateurs), le tribunal ne peut rendre une ordonnance corrective. « Dans ces circonstances, les entreprises sont autorisées à fusionner, même si le Tribunal a conclu que le fusionnement entraînera une hausse des prix, moins de choix pour les consommateurs, une diminution des niveaux d’innovation ou d’autres effets anticoncurrentiels », a fait observer le Bureau de la concurrence dans son récent mémoire sur la réforme de la Loi sur la concurrence.

« Aux États-Unis et dans l’Union européenne, la défense fondée sur les gains en efficience ne constitue qu’un argument parmi d’autres », commente Pierre Larouche, spécialiste du droit de la concurrence à l’Université de Montréal. « Chez nous, la Cour suprême du Canada a interprété cette forme de défense d’une façon qui menotte complètement l’organe réglementaire ».

D’après Jennifer Quaid, le problème réside dans le libellé des dispositions législatives sur la défense fondée sur les gains en efficience : celles-ci prennent effet après qu’un tribunal a conclu qu’une fusion nuirait à la concurrence.

« Cette défense entre en jeu à la fin du procès, poursuit-elle. Les sociétés savent que l’interprétation du droit y afférent équivaut presque à une garantie que le tribunal finisse par leur donner raison. Aux États-Unis, les gains en efficience sont jugés d’après leurs effets sur les consommateurs, mais au Canada, la classe dirigeante s’est toujours prononcée contre cette façon de penser. »

Au nombre des propositions de réforme de la Loi sur la concurrence, l’idée d’éliminer ou de modifier la défense fondée sur les gains en efficience jouit d’une popularité raisonnable. Le Bureau de la concurrence, entre autres, souhaite qu’on la jette aux orties.

Même les observateurs plutôt prudents comme Edward Iacobucci – professeur spécialiste du droit de la concurrence à l’Université de Toronto qui se dit en faveur de la défense fondée sur les gains en efficience – soutiennent qu’il faudrait annuler le précédent établi par la Cour suprême dans Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), lequel exige que le Bureau de la concurrence quantifie les effets anticoncurrentiels chaque fois qu’une société fusionnante cite cette défense.

D’autres propositions de réforme de la Loi sur la concurrence rencontrent une résistance de la part de critiques qui font observer que le droit de la concurrence n’est pas là pour régler tout ce qui cloche dans le système capitaliste fondé sur les données.

Prenons les accords entre acheteurs, par lesquels des concurrents s’entendent pour fixer les coûts d’exploitation, notamment la main-d’œuvre.

Edward Iacobucci et d’autres soutiennent que puisque les marchés numériques tendent vers la concentration du pouvoir de marché, ils présentent une vulnérabilité accrue aux accords entre acheteurs susceptibles de favoriser l’exploitation des travailleurs et des consommateurs. Il recommande que le Bureau de la concurrence s’attaque à ces accords au moyen de l’article 45, une disposition pénale de la Loi qui interdit les accords entre concurrents visant à fixer les prix.

Jennifer Quaid est sceptique. « La fixation des salaires, estime-t-elle, relève plutôt du droit du travail, une compétence provinciale. Le droit criminel est là pour punir, et non pour guérir. Je ne suis pas prête à dire qu’élargir le champ d’action de l’article 45 aurait les effets escomptés. Ceux qui pensent que cet article serait alors appliqué systématiquement rêvent en couleurs; son application est très ardue. »

On ignore toujours quelles seront les répercussions de la réforme de la Loi sur la concurrence sur les questions fondamentales consistant à savoir où finit le pouvoir de marché des goliaths numériques et où commence la protection de la vie privée des consommateurs. Cette pression visant l’élargissement du droit de la concurrence à d’autres domaines fait déjà réagir des observateurs tels Daniel Sokol, spécialiste de la législation antitrust à l’USC Gould School of Law; celui-ci met en garde contre un essor des visions « populistes » dans la réforme du droit de la concurrence.

Dans un article récent, Daniel Sokol et Anthony Niblett (Université de Toronto), titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit, économie et innovation, s’expriment en ces termes : « D’aucuns avancent que les grandes sociétés technologiques sont la cause d’une foule de maux sociaux et politiques, notamment l’inégalité grandissante et le déclin de la démocratie et de la liberté de parole. Ce ne sont pas des maux que les instances réglementant la concurrence peuvent guérir. »

On peut s’attendre à un consensus accru sur la nécessité de mieux outiller le Bureau. La plupart des observateurs sont d’avis que les amendes prévues pour les cas d’abus de position dominante – 10 millions de dollars la première fois, 15 millions pour les récidivistes – sont pathétiques et ne font rien pour dissuader les multinationales du numérique, dont les revenus annuels se chiffrent en milliards.

« Il faudra des amendes bien plus salées pour simplement attirer l’attention de ces géantes multinationales. Nos amendes n’ont aucun mordant », conclut Pierre Larouche.