Passer au contenu

L’injustice raciale sur le radar de la Cour suprême

La CSC a plusieurs occasions de s’attaquer au racisme systémique dans notre système de justice pénale.

Protest against racism in Montreal
Photo by <a href="https://unsplash.com/@melodiedescoubes">Mélodie Descoubes</a> on <a href="https://unsplash.com/">Unsplash</a>

Les chiffrent parlent haut et fort et il est difficile de ne pas entendre ce qu’ils disent à propos de la place réservée au racisme systémique dans le système judiciaire canadien.

Les Autochtones représentent 27 % de la population carcérale fédérale alors qu’ils ne constituent que 5 % de la population du Canada. Les personnes Noires et les Autochtones sont plus à même d’être accusées de crimes assortis de peines minimales obligatoires. Les personnes racialisées sont notoirement sous-représentées dans les jurys. Ce sont en grande majorité des hommes blancs qui président les tribunaux.

Aujourd’hui, les manifestations mondiales contre le racisme déclenchées par le meurtre de George Floyd à Minneapolis en mai ont rendu plus pressantes les cris en faveur du changement dans les méthodes de maintien de l’ordre et dans la justice pénale. Elles font peser de nouvelles pressions sur nos gouvernements pour qu’ils agissent. 

Naturellement, rien ne peut remplacer un engagement de la part du législateur et du gouvernement à prendre des mesures concrètes. 

En attendant, il importe de souligner que nous commençons à déceler des signes dans ses récents arrêts que la Cour suprême considère plus sérieusement les questions de justice raciale. Cependant, la Cour peut-t-elle réellement influencer le fonctionnement des rouages de notre système pénal?

Au cours de la dernière année, la plus haute cour du pays a rendu des arrêts respectifs dans les affaires R. c. Le et R. c. Ahmad, deux dossiers à la croisée des concepts de race et de maintien de l’ordre. Dans le premier, la Cour a conclu que le profilage racial était contraire à l’article 9 de la de la Charte qui garantit le droit de la population canadienne à ne pas être détenue arbitrairement. Cela met également en jeu le paragraphe 24(2) qui interdit la prise en compte de preuves obtenues par des moyens qui terniraient l’image de l’administration de la justice. Dans l’arrêt Le, la majorité de la Cour a tout bonnement reconnu « l’expérience commune de jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, lesquels sont fréquemment pris pour cibles, appréhendés et appelés à répondre à des questions ciblées et familières ».

Dans l’arrêt Ahmad, la Cour a établi un critère de soupçon raisonnable pour les soi-disant opérations de « drogues par téléphone » conçu pour empêcher le profilage (disponible uniquement en anglais) particulièrement lorsqu’il est fondé sur la race.

Maître Kyla Lee, qui exerce le droit pénal à Vancouver, dit qu’elle a remarqué un virement de la « Cour suprême du Canada qui, depuis peu, s’intéresse de près aux perspectives fondées sur la discrimination raciale et aux enjeux touchant les Autochtones ».

Ces affaires ne sont pas apparues comme par magie, dit-elle. « La CSC est au fait du racisme institutionnel, mais ne peut se saisir elle-même de ces questions. » Selon elle, l’examen plus minutieux de ce genre de pratique est dû au fait que « les juristes sont plus jeunes et plus éveillés ».

Maître Promise Holmes Skinner, avocate de la défense en droit pénal à Toronto et à North Bay, est du même avis. Selon elle, la Cour suprême a fait montre de plus « d’éveil et de volonté » quant à l’engagement perspicace sur ces points au cours des dix dernières années.

« La difficulté réside dans le fait que la Cour doit être saisie du dossier approprié dans lequel ces principes sont en jeu », dit Me Lee. Dans les affaires Le et Ahmad, dit-elle, les techniques policières en litige étaient au cœur des débats, « la discrimination systémique formant les hauts-fonds sur lesquels ancrer les arguments », dit-elle.

Maître Holmes Skinner a rédigé un long article sur l’arrêt Ewert c. Canada(article disponible uniquement en anglais) rendu en 2018 dans lequel la Cour suprême a conclu que l’identité autochtone d’un détenu est un facteur en ce qui concerne des cotes de sécurité. « Le discours sans ambiguïté de la Cour suprême au sujet des obligations des Services correctionnels à l’égard des contrevenants autochtones est utile aux détenus qui remettent en cause les décisions qui les concernent », a-t-elle écrit en parlant des Services correctionnels du Canada.

Ce courant de jurisprudence dépend cependant des affaires qui remontent effectivement jusqu’à la Cour suprême. Il faut que les personnes soient prêtes à comparaître, qu’elles aient suffisamment de ressources pour faire appel et que les questions puissent piquer l’intérêt d’intervenants prêts à s’impliquer.

Cependant, comme l’a écrit Me Meryl Friedland, avocate albertaine spécialisée en droit pénal, dans ABLawg, (disponible uniquement en anglais), l’arrêt Le indique que les juges de première instance doivent être plus sensibles au profilage racial et l’aborder de front même lorsqu’il serait plus facile de trancher sans le mentionner. « L’arrêt Le incite tous les juristes et juges à examiner avec minutie les dossiers dont ils sont saisis et à reconnaître que le système pénal a été par trop laxiste en laissant ces inconduites policières se poursuivre depuis des années sans aucun recours. »

Naturellement, parmi tous les dossiers comportant des éléments de race et de statut des Autochtone dont est saisie la Cour suprême, seulement certains pourront servir à promouvoir la justice raciale. Me Holmes Skinner cite l’arrêt rendu en 2015 dans l’affaire R. c. Kokopenance, le décrivant comme « une occasion ratée par la CSC d’aborder la question du racisme systémique ».

Dans l’arrêt Kokopenace, la Cour devait se prononcer sur la représentation sur les listes de jurés. S’en tenant à la jurisprudence antérieure, elle a affirmé que les tribunaux ne devraient pas autoriser la radiation de personnes de la liste des jurés en raison de leur race ou de leur statut d’Autochtones. En revanche, elle a aussi conclu « [I]l n’existe aucun droit à une liste de jurés d’une composition précise, ni à une liste qui représente proportionnellement tous les différents groupes de la société canadienne. »

Maître Holmes Skinner représentait The Advocates Society dans cette affaire de 2015. « En tant que jeune juriste et femme autochtone, l’expérience a été difficile », a-t-elle confié à ABC National. « Je n’arrêtais pas de me demander s’ils avaient déjà oublié leurs arrêts Gladue et Ipeelee » qui affirmaient les principes de la détermination des peines des Autochtones.

Encore aujourd’hui, Mes Holmes Skinner et Lee font toutes deux remarquer le grand nombre de dossiers à venir portant sur les peines avec sursis, la sélection des jurés, les sursis d’instance et la crédibilité des témoins. Dans chacune de ces affaires, la Cour suprême aura l’occasion d’aborder ces questions.

Selon Me Lee, la question de la crédibilité est de taille. « Si vous cherchez des commentaires importants de la CSC, le domaine de l’évaluation de la crédibilité des témoins et celui des tensions raciales pourraient s’avérer fructueux. »

Toutefois, les résultats étant si radicalement différents, les deux avocates ont fait remarquer la promesse non tenue de R. c. Gladue. La décision, qui exige des tribunaux qu’ils évaluent le statut d’Autochtone du contrevenant en tant que facteur de la détermination de la peine; décision ultérieurement concrétisée par une modification du Code criminel exigeant de la Couronne qu’elle évalue ces facteurs de manière exhaustive, a déjà fêté ses vingt ans. Des préoccupations ont été exprimées à maintes reprises aux termes desquelles la décision n’a jamais été intégralement mise en œuvre.

« J’ai récemment plaidé une cause dans laquelle la Couronne suggérait que les facteurs Gladue de mon client n’avaient aucune pertinence car ni l’alcoolisme, ni les agressions sexuelles, ni d’autres facteurs n’entraient en jeu dans son cas », dit Me Lee. « C’était horrible et douloureux pour lui, pour sa famille et pour moi, en tant qu’Autochtone, d’entendre à quel point la poursuite faisait fi du cœur de l’affaire à toutes fins utiles et édulcorait littéralement ses expériences. »

Les principes Gladue demeurent du domaine de l’application théorique, dit-elle, ajoutant : « il existe une volumineuse jurisprudence qui élimine certains des avantages qu’un contrevenant pourrait en tirer ».

Maître Holmes Skinner a travaillé chez Aboriginal Legal Services à superviser le programme issu du Rapport Gladue. De manière générale, dit-elle, cela fonctionnait. Les limitations des peines avec sursis et les peines minimales obligatoires « édentent » complètement l’alinéa 718.2e), à savoir la disposition conçue pour remédier à la situation même exacerbée par ces deux choses : la sur-incarcération.

« Le Parlement pourrait effectivement faire ce à quoi il s’est engagé il y a deux ans et lever les restrictions imposées aux peines conditionnelles et abroger les peines minimales obligatoires », dit Me Holmes Skinner. « Nous n’allons cependant pas retenir notre souffle. »

Maître Lee est d’accord sur le fait que « le Parlement ne résoudra jamais vraiment les questions qui doivent être envisagées dans Gladue ».

La haute cour s’est de nouveau penchée sur ces points dans l’arrêt R. c. Ipeelee, une décision très chère au cœur de Me Holmes Skinner. Elle a été rendue en 2012, l’année où elle a terminé ses études en droit. Cette décision arrivait « alors qu’il semblait que le monde entier commençait enfin à avancer à mes côtés et commençait à se préoccuper des horreurs vécues par les communautés autochtones de ce pays », dit-elle.

Maître Holmes résume le message délivré par la haute cour dans l’arrêt Ipeelee en ces termes : « vous souvenez-vous de tout ce que nous avons énoncé en 1999 dans l’arrêt Gladue? Eh bien oui. Ce n’était pas pour rire. Alors maintenant, faites-le. Et faites-le bien cette fois-ci. »

Et pourtant, chaque année, le nombre de détenus autochtones dans les pénitenciers fédéraux augmente.

Toutefois, une affaire qui se profile à l’horizon promet d’insuffler une nouvelle vie à l’article 718.2 : R. v. Morris.

Même si la Cour d’appel de l’Ontario ne l’a pas encore entendue, l’affaire est décrite comme un dossier Gladue pour toutes les personnes racialisées. Dans son contexte, la défense a déposé un ensemble de preuves qui soulignent le fait que le racisme systémique devrait être considéré comme un facteur dans le cadre de la détermination de la peine. La Cour supérieure de l’Ontario a accepté cette preuve et conclu sans prendre des gants : [traduction] « les expériences des Canadiens Noirs sont enracinées dans la tradition colonialiste, esclavagiste et ségrégationniste de notre pays ». Ce système produit des résultats « cycliques et cumulatifs », a écrit la Cour.

« Est-il équitable que nous dissuadions et dénoncions sévèrement le comportement de personnes qui ont subi de telles injustices en leur assénant des peines plus lourdes? » (notre traduction) a demandé le juge Shaun Nakatsuru dans son jugement. « Est-il juste de leur reprocher leur comportement alors que leurs choix étaient limités; une limitation qui leur était imposée de manière inéquitable? »

Monsieur le juge Nakatsuru s’est fondé sur ces rapports pour imposer une peine très personnalisée au contrevenant. Ce qui sera probablement tranché en appel, puis peut-être par la Cour suprême, c’est à quel point ces évaluations personnalisées devraient être codifiées. La Couronne a fait valoir que tout critère de ce genre devrait comporter le dépôt de preuves spécifiques et individuelles que le racisme se manifestait bel et bien dans la vie de la personne en cause.

Nader Hasan, qui représente le David Asper Centre for Constitutional Rights qui intervient dans l’affaire Morris, fait valoir que les tribunaux doivent reconnaître le contexte au sein duquel le système juridique existe. Cela signifie de se poser la question de savoir si « les lois, les politiques, les programmes ou le fonctionnement du pouvoir discrétionnaire judiciaire correspondent aux besoins et aux situations particuliers d’un groupe ou s’ils perpétuent le désavantage ». À cette fin, l’affaire Morris demande aux tribunaux de reconnaître que « la prise de mesures positives s’impose pour améliorer l’égalité des chances et veiller à ce que le droit et la protection qu’il fournit profitent à toutes et tous de manière égale », comme l’écrit Me Hasan.

Il n’y a pas de véritable raison qui empêcherait d’imposer ce genre de critère. « La détermination de la peine est sensée être un exercice "hautement individualisé" », fait remarquer Me Lee. « Ce qui signifie que la CSC ou toute autre tribunal a largement la place pour créer son propre critère pour envisager les facteurs systémiques à l’étape de la détermination de la peine. »

Ce genre de glissement pourrait être monumental. Comme le fait remarquer Me Holmes Skinner, l’article du Code criminel qui a été mis en œuvre dans les rapports Gladue (art. 718.2) énonce que le tribunal devrait rechercher « toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances » en ce qui concerne les délinquants autochtones, mais pas exclusivement.

« Lorsque les tribunaux utilisent cette partie du Code de manière sensée et l’appliquent correctement, cela donne de bons résultats », dit-elle.