La crise croissante de la dette étudiante au Canada
Les dettes étudiantes sont en voie de devenir un fardeau durable pour les diplômés en droit du Canada, nuisant à la capacité de la profession de bien servir le public.
Elsa Ascencio n'avait que 12 ans lorsqu'elle a décidé qu'elle voulait être avocate.
C'est l’âge qu’elle avait lorsque son père a été blessé au travail, son dos « déchiqueté » alors qu'il travaillait comme ouvrier dans une usine.
« C'était dévastateur », se souvient-elle. « Une des choses que mon père faisait était de nous porter sur son dos. Et soudain, papa ne pouvait plus le faire ».
Un réfugié d'El Salvador qui avait fui les escadrons de la mort avec sa femme, il ne savait pas très bien parler l’anglais. Il a eu du mal à trouver un avocat parlant espagnol. Dans leur communauté, plusieurs ont subi des blessures au travail qui ont nui à leur capacité de travailler.
« La réalité est qu'ils devaient utiliser leur corps pour gagner leur vie. »
Le fait de constater à quel point les ouvriers d’usine étaient vulnérables et de subir l’impact de cette situation a orienté son choix de carrière. Elle ne voulait pas voir un autre enfant être privé de son temps avec son père.
« C’était un moment où je me suis dit, "Comment osez-vous blesser mon père!" », dit-elle.
« Cela s’étendait à d’autres parties de ma communauté. Je connaissais la valeur du droit dans nos vies. Il ne s’agissait pas seulement d’un autre avocat, mais bien d’un autre leader dans la communauté. »
Franchir les portes de la faculté de droit n'a pas été facile. Elle a pris une année après son baccalauréat pour travailler et économiser de l'argent. Cela ne couvrait que ses frais de scolarité en première année, mais ça lui a permis de persuader la banque de lui accorder une marge de crédit pour étudiants. Ses parents n’étaient pas en mesure de lui prêter secours alors elle a obtenu son diplôme de l'Université d'Ottawa avec une dette de 120 000 $.
Elle a été admise au barreau en juin 2019 et collabore depuis avec plusieurs avocats spécialisés en droit du travail et en droit de l’emploi à Toronto. Dix membres de sa communauté l'ont sollicitée depuis.
« J'ai de la chance d'avoir des dossiers qui me sont confiés, mais j'ai besoin d'un flux important de clients », explique Me Ascencio.
Elle est seulement capable de faire le genre de travail qui l'a poussé à entrer en droit parce qu'elle cohabite avec ses parents dans leur appartement près de l’intersection Jane et Finch.
Elle sait que c’est temporaire. Mais pour réduire ses prêts étudiants, elle devrait réclamer 700 $ pour une lettre de mise en demeure et 300 $ pour ses conseils. Ceux qui viennent la voir ne sont pas capables de payer ces montants, et elle n'est pas en position d’offrir des allégements financiers.
« C’est frustrant, parce que je veux les aider », dit-elle. « Mais je dois être payée. »
C'est la même raison pour laquelle elle ne peut pas ouvrir son propre cabinet, même si elle a déjà prévu la disposition et les couleurs du bureau. Supporter une perte financière pendant plusieurs années avant de gagner de l'argent n'est pas une option pour elle.
La Société des étudiants en droit de l'Ontario a entendu de nombreuses histoires comme celle-ci dans le cadre du sondage « Just or Bust? », publié au début de 2019, qui sondait les étudiants sur leurs expériences en matière de scolarité, d'endettement et d'aide financière. L’organisme, composé de représentants des sept facultés de droit de la province, a publié un rapport similaire en 2014 sur les incidences réelles du financement d'un diplôme en droit.
Ce qui est ressorti de l’exercice, explique Heather Donkers, présidente de la Société en 2018-2019, est la façon dont les étudiants en droit de première génération obtiennent leur diplôme avec des niveaux d'endettement parmi les plus élevés.
« Les personnes qui souhaitent le plus aider leurs communautés sont les mêmes qui, souvent, n'ont pas les moyens de se payer des études en droit ou qui rencontrent des difficultés », note-t-elle.
Les frais de scolarité dans les facultés de droit canadiennes varient énormément – entre 7 000 $ et plus de 35 000 $ par an à l’extérieur du Québec, où les frais sont beaucoup moins élevés pour les résidents de la province. Selon Statistique Canada, les frais de scolarité moyens en droit sont de 12 388 $. Ces frais sont particulièrement élevés dans certaines écoles ontariennes, où certains ne peuvent s’inscrire faute d’avoir les moyens ou le désir de s’endetter à hauteur de plus de 100 000 $.
Ce qui soulève la question de savoir si le diplôme en vaut le coût. Jordan Furlong, analyste du secteur juridique, juge que non : « Je dirais que les frais de scolarité sont maintenant trop chers. Mais vous pourriez aussi dire qu’en 1993, le prix était bien inférieur : 2 300 $, c’était ridiculement bas. » Il se demande également si l’éducation juridique, dans l’ensemble, est meilleure aujourd’hui que quand elle était plus abordable. « Ça peut être mieux à certains égards. Mais est-ce dix fois mieux? »
Pour répondre à cette question, il faut savoir en partie de ce que les futurs avocats veulent faire de leur formation. Peuvent-ils se permettre de travailler dans les domaines qui les ont incités à s’inscrire? De nombreux étudiants entrent en droit avec la volonté d'aider les gens vulnérables, à faible revenu ou marginalisés de leur communauté – droit de la famille, immigration, droit du travail ou droit pénal.
« Je suis dans cette position en ce moment », explique Heather Donkers. « Je me suis inscrite à la faculté de droit pour pratiquer le droit pénal et rien d'autre. J'ai été victime d'un crime il y a quelques années et, après être passée par le système de justice pénale, j'ai décidé de devenir avocate. Je n'avais jamais connu d'avocat avant d’entrer à la faculté. Je n’avais aucun lien familial en ce sens. »
Récemment diplômée avec une dette de 195 000 $, elle se demandait si elle pourrait même se permettre de faire un stage au bureau du ministère public, alors que c’était le travail de ses rêves.
« Je l'ai pris parce que c'est tout ce que je veux faire, et j'espère trouver un moyen de le faire fonctionner. Mais en fin de compte, il se peut que je ne puisse pas rester en droit pénal. Il est à peu près exclu que je devienne avocate de la défense parce que la plupart pratiquent seul », précise Heather Donkers.
« Je n'ai pas l’argent pour démarrer un cabinet, ajoute-t-elle. Et même si je l’avais, je ne serais pas en mesure de facturer à mes clients le type de taux que je veux leur facturer. Je devrais imposer un taux qui me permettrait de vivre confortablement. »
Ce n’est pas uniquement le type de droit que les gens pratiquent qui est en proie à ces dettes. Heather Donkers dit que plusieurs ont fini par travailler sur Bay Street, bien qu’ils aient méprisé cette idée pendant leurs études. Parmi eux se trouvent des camarades de classe originaires de zones rurales, qui espéraient retourner dans leur région natale pour pratiquer, mais qui ne peuvent plus se le permettre.
« Ils font exactement le contraire de ce qu'ils avaient l'intention de faire, et c'est triste », dit-elle. « Cela ne veut pas dire qu'il y a quelque chose qui cloche avec le droit d’entreprise, mais pour beaucoup de gens, ce n'est pas leur objectif. Ils se sont retrouvés là parce qu'ils n'avaient pas d'autre choix. »
Ce fardeau de la dette s'accompagne d'une mutation au sein de la profession juridique, qui mène les entreprises à avoir recours de plus en plus à l’automatisation pour effectuer des tâches plus routinières.
Qu'il s'agisse de parcourir le contenu de boîtes de documents ou de rédiger des contrats, il existe désormais de puissants logiciels capables de faire le travail – et à une vitesse bien supérieure à celle du nouveau diplômé qui en avait autrefois la responsabilité.
« Ainsi, le travail qui a traditionnellement gardé les stagiaires et les jeunes juristes occupés commence à être détourné vers l’externe », explique Jordan Furlong. Il note que l'une des plus grandes réussites technologiques en droit est Kira Systems, une société basée à Toronto qui offre une analyse automatisée de contrats.
« Le résultat probable est que les firmes embaucheront probablement moins d’avocats en début de carrière », dit-il.
Cela pose problème particulièrement pour les nouveaux avocats alors que les indicateurs pointent vers une récession imminente, ce qui se traduira également par une diminution du nombre de postes disponibles.
« Je pense que les diplômés en droit d'aujourd'hui se dirigent vers une vraie crise », estime Me Furlong. « Ce n'est pas du tout un phénomène nouveau, mais je pense que ça ne cesse de s’aggraver. »
Depuis la crise financière mondiale de 2008, dit-il, de nombreux avocats, peu importe leur ancienneté, ont la même histoire à raconter.
« Ils se sont lourdement endettés et ont rapidement reconnu qu'ils allaient devoir travailler pendant plusieurs années de manière régulière et avec un revenu élevé pour réduire leur dette. »
Vivene Salmon s'en souvient bien. La nouvelle présidente de l'Association du Barreau canadien a obtenu son diplôme en 2009. Elle juge que l'éducation juridique traditionnelle ne prépare pas adéquatement les étudiants à un marché en transition. Avec l’influence démesurée de l’endettement, beaucoup ont dû abandonner leur passion et remettre à plus tard le travail juridique intéressant qui les avait menés à choisir ce métier.
Ils ont aussi dû repousser quelques-unes des étapes de leur vie.
« Je pense que c'est un problème de société à bien des égards », dit-elle. « Vous voyez plusieurs de vos amis qui n’ont pas pris le chemin du droit. Ils sont mariés, ils ont une maison, ils ont des enfants et ils font toutes sortes de choses. Ils vivent leur vie. Et vous, vous avez encore de la difficulté. C'est très difficile et décourageant, et peu de choses semblent avoir changé au fil des années. »
Dans son rôle à l'ABC, Me Salmon tente de mettre ces problèmes en exergue, en particulier le système inégal d’aide financière à travers le pays. Pour elle, c'est vraiment une question d'équité.
« Si vous avez des avocats de première génération ou à faible revenu qui décident de faire autre chose parce qu’ils n’arrivent pas à en assumer les coûts, c’est une perte de diversité dans la profession juridique qui fait déjà cruellement défaut », dit-elle. « C'est aussi un gros problème en termes de diversité raciale. »
Heather Donkers croit que les effets de ces énormes dettes sur la profession seront lourds de conséquences. Bien qu'elle soit beaucoup plus diversifiée qu'auparavant, Heather Donkers juge quand même qu’il y a eu une régression sur le plan socio-économique. « Nous reculons », dit-elle.
Selon elle, nous risquons d’atteindre un point où les jeunes ne se verront plus dans la profession, car ils n'y seront pas représentés. « Ils vont simplement grandir en sachant qu'ils ne pourront jamais y accéder, vu le choc qui accompagne un prix de 37 000 $. »
Me Ascencio elle est l’une des rares diplômées de sa promotion à vouloir travailler, coûte que coûte, dans le domaine qui la passionne, mais elle convient qu’il n’est pas facile de trouver le juste équilibre entre l’obstination et la trahison de ses idéaux.
Elle ne reproche pas à ses pairs qui ont adopté une approche plus générale pour arriver à leurs fins, mais affirme que pour elle, souffrir sur Bay Street afin de rembourser ses dettes n'est pas une option. Elle est aux prises avec une maladie mentale et souligne que sa santé et sa joie sont sa priorité.
« Je ne comprends pas pourquoi les personnes à faible revenu doivent être misérables au début de leur carrière », dit-elle. « Je le refuse, tout simplement. »
Elle ressent aussi une certaine obligation envers sa communauté et les gens qui l'entourent, façonnée en quelque sorte par la fuite de sa famille de la guerre civile.
« J'ai été élevé avec la conviction qu'aider les autres était un moyen de survivre dans ce bas monde. Pour moi, le droit en est un prolongement », dit-elle.
« J'ai parfois des moments où je me demande pourquoi j'ai choisi le droit. Je n'ai pas de regrets. Mais j'ai cette frustration sous-jacente que les choses ne devraient pas être comme elles le sont.. »