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Application de l’arrêt Jordan : Fardeau trop lourd pour la défense?

Now, that backlog of pre-Jordan charges has been largely cleared — the transitional period is over

Portrait of Eric Gottardi

Dans R. c. Jordan, la Cour suprême a imposé une limite ferme sur la durée des procès criminels – provoquant une onde de choc qui s’est propagée à travers le système de justice. L’arrêt a maintenant plus de deux ans et la transition tire à sa fin.

Bref rappel : en juillet 2016, dans une décision partagée à cinq contre quatre, la Cour suprême a statué que les 49,5 mois qu’a duré le procès de Barrett Jordan pour trafic de drogue violaient l’article 11 b) de la Charte. Les juges ont tenté de fixer des limites de temps pour les procès à l’avenir : 18 mois pour les cours provinciales et 30 mois en cour supérieure.

Le résultat a été de nombreux arrêts de procédures, dont certains dans des dossiers de crimes violents – même de meurtre. Conscients du risque de donner aux avocats des motifs pour retarder des procédures, la Cour suprême a ajouté certains paramètres : les délais causés ou acceptés par la défense ne sont pas pris en compte dans le calcul. La Cour a de plus établi des règles transitoires pour les dossiers où les accusations ont été portées avant la décision.

Maintenant que l’arriéré des dossiers pré-Jordan est majoritairement écoulé, la période de transition est pratiquement terminée. Or, les avocats de la défense et ceux de la Couronne affirment que les délais ne se sont pas améliorés. Des statistiques citées récemment dans un article du Law Times démontrent que le nombre de représentations devant la Cour de justice de l’Ontario n’a pas diminué.

De plus, Jordan ne semble pas avoir mené aux genres d’investissements gouvernementaux et aux changements de politiques qui pourraient garantir des procès plus efficaces. Les juges et les avocats sont donc laissés à eux-mêmes pour tenter de trouver des solutions.

Drew Yewchuk, un avocat au sein de la Clinique de droit d’intérêt public de l’Université de Calgary, dit qu’il peut déjà voir une tendance émerger où les cours tiennent les avocats de la défense pour responsables des délais – permettant ainsi d’éviter des arrêts de procédures.

Me Yewchuk évoque deux récentes décisions albertaines s’étant penchées sur les critères de l’arrêt Jordan. Dans la première, R. c. Carter, la durée totale des procédures était de 28 mois – deux mois de moins que la limite permise. La défense a tout de même plaidé que ce délai était déraisonnable. Le juge ne s’est pas rendu à ses arguments, disant que pour prouver une violation des règles de l’arrêt Jordan sous la limite des 30 mois, la défense devait prouver deux choses : 1) qu’elle a déployé les efforts nécessaires pour accélérer les procédures et 2) que le dossier a pris considérablement plus de temps qu’il aurait raisonnablement dû prendre.

Dans R. c. Tetreault, la Cour d’appel a blâmé l’approche « cavalière et désorganisée » de la défense dans la présentation de ses arguments relatifs à la Charte, pour avoir fait dépasser la limite de temps au procès – bien qu’elle ait reconnu que la défense n’avait jamais renoncé au délai.

Pris ensemble, ces deux décisions suggèrent que les cours imposent un fardeau supplémentaire à la défense comme porte de sortie pour éviter les arrêts de procédure en raison de Jordan, croit Me Yewchuk.

Pour Eric Gottardi, l’un des deux avocats qui représentaient l’accusé Jordan devant la Cour suprême, le phénomène s’explique par un « déséquilibre des forces entre la Couronne et la défense ».

« La Couronne a certaines protections constitutionnelles », dit-il. « Un juge peut penser que la Couronne a trop chargé un certain dossier, mis trop d’accusés dans un même procès. Mais la Couronne jouit de la discrétion du procureur et la défense n’a pas le même privilège. »

« Donc il est beaucoup plus facile de remettre en question l’avocat de la défense, d’une certaine manière. »

Les avocats de la défense sont aussi confrontés à un autre désavantage par rapport à leurs confrères de la Couronne : ils ont des clients. Me Yewchuk fait valoir qu’« à l’occasion, faire les choses de manière inefficace et maladroite fait partie du travail de la défense ». Un accusé a parfois tendance à ne rien connaître de la manière dont un procès fonctionne, par exemple.

« Cela veut dire que la défense ne peut pas toujours travailler de manière réellement efficace. »

Cette opinion selon laquelle la défense est mise à l’épreuve en cette ère post-Jordan n’est pas partagée par tous. Rick Woodburn, président de l’Association canadienne des juristes de l’État, souligne que la Cour suprême a été claire dans R. c. Jordan en disant que le respect des délais était un fardeau partagé par la Couronne et la défense. « La pression est sur l’ensemble du système de justice pour éviter les délais inutiles », dit-il.

Mais si c’est une tendance réelle – si les cours sont réellement en train d’imposer des fardeaux plus lourds aux avocats de la défense afin d’éviter des arrêts de procédures issus des obligations de l’arrêt Jordan –, alors le plus grand perdant pourrait être le système judiciaire lui-même.

Jordan Gold de Robichaud Law à Toronto souligne que la décision de la Cour suprême a été largement perçue comme un avertissement pour les gouvernements – un appel à financer le système judiciaire adéquatement au risque de voir des dossiers en vue se diriger droit dans le mur. Déplacer ce fardeau sur les épaules de la défense libérerait les gouvernements de leur obligation politique de régler ces problèmes structurels. 

« Les pessimistes post-Jordan disaient probablement que peu importe ce qui arriverait, les cours seraient très réticentes à ordonner un arrêt des procédures pour, disons, un dossier de meurtre – qu’ils chercheraient une porte de sortie », note Me Gold.

« En l’absence de ces nouvelles ressources, blâmer la défense représente cette porte de sortie. Le problème est que ça ne met pas de pression sur les gouvernements pour les obliger à trouver des solutions. »