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Repérer les signaux d’alarme

Ce qu’il faut surveiller et éviter pour ne pas se faire prendre dans un stratagème de blanchiment d’argent

A red flag on a beach by the ocean
iStock/YinYang

Personne n’aime les pourriels. Les juristes, qui reçoivent parfois des pourriels susceptibles de mettre fin à leur carrière, ont plus de raisons de les détester que la plupart des gens.

« Les juristes sont constamment confrontés à ces types de situations. Nous recevons un courriel de quelqu’un qui prétend être au Québec et doit transférer de l’argent en Jamaïque, pour une raison quelconque, afin de constituer une société en Ontario », explique Jeffrey Simser, avocat de Toronto et spécialiste en droit du blanchiment d’argent.

« Nous, juristes d’expérience, sommes habitués à ces situations et nous voyons les signes d’alerte. Toutefois, si vous êtes un jeune juriste avec un nouveau cabinet et que ce type de client se manifeste, vous ne savez rien de lui, mais vous savez que les honoraires que vous obtenez peuvent payer le loyer. »

L’ignorance de la loi n’est pas une défense, bien sûr, surtout pour les juristes. Les barreaux et la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada (FOPJC) en font l’apologie depuis des années, rappelant aux professionnels du droit leur devoir d’éviter de se laisser entraîner dans des stratagèmes de blanchiment d’argent.

Le message ne peut être transmis à tout le monde. Dans un rapport achevé en 2022, soit un an avant que Ronald Pelletier devienne le premier avocat de la Colombie-Britannique à être radié du barreau pour blanchiment d’argent, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) a constaté que les professionnels du droit étaient « impliqués dans un large éventail d’activités suspectes », y compris des transactions impliquant des trafiquants de drogue et le crime organisé.

Selon des reportages de CTV News et d’Investigative Journalism Foundation, le CANAFE a alerté la police de 229 cas entre 2017 et 2021 dans lesquels il a constaté la présence d’indices de blanchiment d’argent ou de financement d’activités terroristes, et a cerné 92 cas de liens présumés entre des professionnels du droit et des stratagèmes de blanchiment d’argent.

Combien de ces affaires impliquaient des juristes qui ne savaient vraiment pas dans quoi ils embarquaient? Maureen Ward, avocate en droit des affaires chez Bennett Jones et spécialiste en criminalité financière transfrontalière, affirme que les juristes travaillant dans de petits cabinets ou exerçant seuls peuvent être vulnérables.

« Nous avons constaté une hausse importante de la criminalité financière récemment, et le Canada est une cible très populaire pour ce genre d’activité. »

Elle croit que le régime canadien d’application de la loi, qui s’attaque à la criminalité financière, est sophistiqué, mais manque de ressources par rapport au volume des flux financiers illicites, en particulier par rapport à l’application de la loi aux États-Unis.

« Bennett Jones est un grand cabinet et nous avons beaucoup de processus rigoureux et de vérifications internes pour nous assurer que nous nous conformons à la fois aux règlements et aux directives du barreau, explique Me Ward. Cependant, tous les cabinets ont l’obligation de se protéger. Les petits cabinets n’obtiennent pas un laissez-passer simplement parce qu’ils sont petits. »

La FOPJC a des règles types qui sont censées empêcher les juristes de dépasser les limites établies, et tous les barreaux les ont adoptées. Ces règles limitent l’utilisation des comptes en fiducie de juristes dont les fonctions sont directement liées à la prestation de services juridiques et plafonnent les paiements en espèces à 7 500 dollars. Elles exigent également des professionnels du droit qu’ils effectuent des vérifications détaillées d’identification et de vérification des clients afin de savoir qui sont leurs clients et d’où provient leur argent.

L’année dernière, la FOPJC a publié un guide de référence sur les « signes d’alerte » du blanchiment d’argent, que les juristes devraient consulter lorsqu’ils acceptent de nouveaux clients. Encore une fois, la plupart de ces mises en garde impliquent des clients qui refusent de s’identifier personnellement ou d’identifier leurs partenaires commerciaux, ou qui cachent la source de leur financement.

« Il n’y a pas d’ensemble simple de règles. Mais pour commencer, si ce que votre client vous demande de faire n’a pas de sens, faites une enquête ou renoncez à l’affaire, dit Me Simser, qui a témoigné devant la Commission Cullen, la commission d’enquête sur le blanchiment d’argent en Colombie-Britannique. Si vous me demandez de fournir des services juridiques, je dois établir qui vous êtes et ce que vous voulez que je fasse exactement. Y a-t-il quelque chose de bizarre à cela? Êtes-vous, par exemple, un étudiant de première année d’une université qui veut acheter une nouvelle maison de deux millions de dollars? C’est déjà arrivé à Vancouver. »

La liste des signes d’alerte de la FOPJC suggère également que les blanchisseurs d’argent recherchent des juristes inexpérimentés ou possédant peu d’expérience dans des transactions complexes ou « particulièrement importantes ».

Cependant, le fait que ces mauvaises personnes ciblent des professionnels du droit inexpérimentés ne libère pas ces derniers de l’obligation de savoir pour qui ils travaillent.

« Il y a une différence en droit entre le fait de vraiment se faire duper et celui de fermer volontairement les yeux, affirme Michelle Gallant, professeure de droit à l’Université du Manitoba, qui étudie le blanchiment d’argent. Je peux imaginer une situation impliquant une simple transaction immobilière où un juriste serait dans le noir le plus complet. Une transaction ponctuelle, bref. Mais pour les juristes qui s’occupent de cinquante, soixante ou cent transactions, je dirais qu’il est moins probable qu’ils ne soient pas au courant. Il y a parfois des indices qui devraient inciter à mener une enquête plus approfondie. »

Votre lieu de pratique compte aussi. Par exemple, si vous êtes en Colombie-Britannique, Mme Gallant dit : « Vous n’avez vraiment aucune excuse pour ne pas connaître le rôle que jouent les transactions immobilières dans le blanchiment d’argent, pour ne pas avoir fait preuve de diligence raisonnable. »

Il y a une dimension politique à tout cela, bien sûr. Ottawa a tenté à deux reprises de contraindre les juristes à mettre en application des lois contre le blanchiment d’argent en vertu desquelles ils auraient l’obligation de déclarer les transactions douteuses au CANAFE. Sa dernière tentative s’est soldée par un échec devant la Cour suprême, qui a statué que le fait de soumettre les juristes au CANAFE équivaudrait à une « ingérence de l’État dans le devoir de loyauté des juristes envers leurs clients ».

Le Groupe d’action financière (GAFI), organisme mondial de surveillance qui définit des normes internationales visant à prévenir le blanchiment d’argent, examinera le régime canadien de lutte contre le blanchiment d’argent l’an prochain. Le contenu du rapport qu’il produira pourrait contribuer à l’orientation de la conversation sur la profession juridique et le blanchiment d’argent.

« Il convient de rappeler que la décision de la CSC n’a pas complètement fermé la porte à la surveillance, affirme Me Simser. Cette évaluation du GAFI pourrait finir par avoir beaucoup d’influence si elle est particulièrement critique. »

Mme Gallant y va d’une mise en garde, affirmant que la profession ne devrait pas tenir pour acquis que le droit constitutionnel au privilège du secret professionnel de l’avocat repousse à tout jamais la surveillance extérieure, et que l’autonomie gouvernementale et ce privilège sont deux choses distinctes.

« Les juristes ont des codes de conduite. La profession se réglemente elle-même. Les autres professions ne jouissent pas de ce privilège, dit-elle. Et c’est un privilège. Il y a une raison pour laquelle l’éthique est un cours obligatoire dans les facultés de droit. Les juristes ne travaillent pas seulement avec la loi, ils sont la loi. »