Passer au contenu

Discipliner les géants des médias sociaux

Un groupe de conseils scolaires canadiens poursuit les plateformes médiatiques, les accusant de créer des produits accoutumants nuisibles aux enfants et à leur apprentissage

Kids on phone at school
iStock

Les demandeurs ont certainement estimé que le jeu en valait la chandelle. Après les attaques concertées du groupe terroriste de l’État islamique où près de 130 personnes ont été tuées à Paris en 2015, la famille d’une des victimes – Nohemi Gonzalez, étudiante américaine de 23 ans – a intenté une poursuite contre Google, la société mère de YouTube.

L’argument de la poursuite : l’algorithme de YouTube aurait dirigé maints internautes vers des vidéos de recrutement de l’État islamique, donc YouTube serait en partie responsable de la mort de Nohemi. La Cour suprême des États-Unis a renvoyé l’affaire à la Ninth Circuit Court of Appeals pour jugement à la lumière de l’arrêt Twitter v. Taamneh – une affaire du même type où la Cour a refusé d’imposer une « responsabilité subsidiaire » aux sociétés de médias sociaux dans les cas où leurs plateformes pourraient avoir été utilisées par des tiers pour inciter à la violence.

Voilà pour l’attaque directe.

Plus près de chez nous, au Canada et aux États-Unis, des conseils scolaires tentent de contourner le problème de l’établissement de la responsabilité subsidiaire des plateformes de médias sociaux en invoquant les lois sur la nuisance publique. C’est une application inédite de la loi qui pourrait bien réussir… même si les dossiers sont enterrés avant le procès.

En mai, cinq autres conseils scolaires et deux écoles privées de l’Ontario ont intenté des poursuites contre les sociétés administrant Facebook, Instagram, Snapchat et TikTok, joignant leur voix à celles de quatre des plus importants conseils scolaires au Canada. Ils accusent les plateformes de créer des produits accoutumants nuisibles à la santé mentale des enfants et à leur apprentissage. À eux seuls, ces quatre conseils réclament plus de quatre milliards de dollars en dommages-intérêts.

Leur poursuite repose sur l’argument voulant que les effets des médias sociaux sur les jeunes constituent une forme de nuisance publique, un concept juridique s’appliquant lorsqu’une personne mal intentionnée prive le public de son droit à quelque chose. Il peut s’agir d’une infinité de choses, par exemple des manifestants bloquant une voie ferrée ou une société qui pollue un cours d’eau.

Ces poursuites au Canada s’inscrivent dans la foulée de plus de 200 actions du même genre intentées par des conseils scolaires aux États-Unis, actions se trouvant elles-mêmes dans le sillage d’une série de poursuites contre des fabricants de cigarettes électroniques. Toutes ces poursuites ont rencontré le même obstacle : convaincre un juge qu’une personne ou une entité nuit à un droit public.

« Je crois qu’il sera facile de démontrer que les médias sociaux sont mauvais pour les jeunes et la santé mentale », estime Robert Diab, professeur de droit à l’Université Thompson Rivers. Celui-ci écrit souvent sur le point de rencontre entre le droit et la technologie.

« Mais pour avoir gain de cause en invoquant la nuisance publique, il faut convaincre le juge que les médias sociaux produisent ces effets nuisibles, que l’accès à l’éducation est un droit public et que les produits des médias sociaux nuisent à cet accès. L’un ou l’autre de ces arguments peut être réfuté et faire échouer la poursuite. »

Le défi pour la famille de Nohemi Gonzalez consistait à établir un lien de causalité entre les plateformes de médias sociaux et la radicalisation de la personne l’ayant tuée : une mission très difficile. En théorie, la nuisance publique devrait être plus simple à établir, à condition de convaincre le juge que le droit public à l’éducation est comme le droit d’utiliser les routes ou de respirer de l’air pur.

Et selon Erika Chamberlain, doyenne de la faculté de droit de l’Université Western, les chances sont minces.

« Les tribunaux canadiens ont tendance à traiter la loi sur la nuisance selon une vision traditionnelle, pour protéger les voies terrestres et maritimes et l’accès à la pêche et peut-être étendre son application au préjudice environnemental, explique-t-elle. D’après moi, les chances de succès d’une telle action sont très faibles. »

Un autre problème pour la poursuite consiste à prouver que les médias sociaux ont une obligation de diligence à l’égard des écoles.

« Une partie de l’évaluation consistera à juger s’il était possible de prévoir qu’un préjudice découlant d’un produit d’une société de médias sociaux aurait des répercussions sur les conseils scolaires ainsi que sur les élèves », prévient Me Diab.

« Le critère appliqué par la Cour suprême du Canada pour établir la “prévisibilité” appelle à se “demander si le lien entre les parties est à ce point étroit et direct qu’il serait, vu ce lien, juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur”. »

Me Chamberlain se demande si les poursuites fondées sur la nuisance publique comme celles-ci ne risquent pas d’usurper le rôle légitime de l’État comme protecteur contre les méfaits sociaux.

« Au bout du compte, cette façon d’utiliser la loi sur la nuisance publique s’attaque à des préjudices sociétaux de plus grande ampleur » résume-t-elle.

« Ce qui a commencé par les préjudices environnementaux s’est étendu à des choses comme les opioïdes, le tabac, et à présent les médias sociaux. Cette tendance pourrait s’étendre à l’ensemble du droit de la responsabilité civile, avec toutes ces poursuites de masse qui tentent de régler tous les maux de la société. »

Quant aux chances de succès des poursuites, gagner n’est pas tout. Quand bien même les dossiers de poursuite ne se rendent pas au procès, ils pourraient placer les conseils scolaires en situation où la pression qu’ils exercent sur les sociétés de médias sociaux les obligent à modifier le fonctionnement de leurs produits.

« Le vrai test, estime Me Diab, ce sera à l’étape du renvoi sommaire. Si le dossier est reçu et qu’il y a procès, je crois que celui-ci se soldera par un règlement. »

Selon lui, une partie d’un tel règlement pourrait persuader les plateformes, par exemple, de publier leur contenu par ordre chronologique au lieu de s’en remettre à un algorithme maximisant l’adhésion.

« YouTube, écrit-il dans un récent article, ne nous présenterait pas le contenu le plus accoutument, mais seulement celui que nous avons choisi. »

En ce sens, le véritable objectif des conseils scolaires irait plus loin que de simplement faire payer ces sociétés, pense David Fewer, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la technologie à l’Université d’Ottawa.

« L’argent réclamé en dommages-intérêts constitue une grosse somme, mais il est évident qu’il ne s’agit pas là pour les conseils de s’enrichir, dit-il. Il s’agit plutôt de changer les habitudes de sociétés ayant un comportement nuisible sur les enfants, dont l’esprit se développe. »

Me Fewer conclut en ces termes : « Pour quiconque connaît un enseignant, il est impossible de se bercer d’illusions quant à ce que ces applications peuvent faire aux enfants. Les conseils scolaires ne sont pas des entreprises à but lucratif; ils remplissent une fonction essentielle de l’État. »