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Les juristes ne sont pas leurs clients

Les groupes juridiques ont été prompts à critiquer le gouvernement du Manitoba d’avoir chassé un député parce que sa collègue juriste avait représenté un prédateur sexuel reconnu coupable

Statue of Lady Justice
iStock/audioundwerbung

La décision de Wab Kinew, premier ministre du Manitoba, de montrer la porte du caucus à un député d’arrière-ban en raison de son association avec une avocate de la défense dans une affaire médiatisée a été qualifiée de « très troublante et irresponsable ».

Lynne Vicars, présidente de l’Association du Barreau canadien, rappelle que les avocats de la défense sont essentiels au système de justice, car le droit à la représentation juridique de quiconque fait l’objet d’accusations criminelles est un principe fondamental dans une société démocratique.

« Les décisions du genre jettent le doute sur le rôle crucial des avocats de la défense et témoignent d’une flagrante méconnaissance des principes fondamentaux à la base de notre démocratie », a-t-elle déclaré.

« De telles décisions irresponsables finissent par miner la confiance du public dans le système ».

Me Vicars estime que les Canadiens méritent mieux de la part de leurs élus.

« Ils doivent s’informer sur le fonctionnement d’une démocratie et s’abstenir de toute action pouvant jeter le doute sur les services essentiels fournis par les avocats de la défense. »

Plus tôt ce mois-ci, le NPD, le parti au pouvoir au Manitoba, a limogé le député Mark Wasyliw après avoir appris qu’une associée du cabinet où il continue de pratiquer le droit représentait Peter Nygard, l’ex-créateur de mode récemment déclaré coupable de multiples accusations d’agressions sexuelles.

« Le député Mark Wasyliw a manqué de jugement; c’est contraire aux principes de confiance et de respect mutuels de notre caucus, a déclaré le NPD. Par conséquent, il ne peut pas demeurer avec nous. »

Bien qu’il semble évident pour le milieu politique qu’il s’agissait d’un prétexte – Me Wasyliw avait ouvertement critiqué M. Kinew l’an dernier après ne pas avoir été nommé ministre – cela reste la raison officielle de son renvoi.

Les groupes juridiques ont été prompts à réagir en raison de ce que cela laisse entendre pour le droit à un juriste, l’accès à la justice et l’administration de la justice par le gouvernement provincial.

Interrogé par les journalistes sur les inquiétudes que sa décision et son motif pouvaient susciter, M. Kinew est resté campé sur sa position, répétant que le choix de Me Wasyliw « n’est pas compatible avec nos valeurs ».

« On a droit à un avocat de la défense, mais pas d’être représenté par un député provincial », a-t-il dit.

« Notre équipe a demandé (à Me Wasyliw) de faire un choix : être avocat de la défense ou député provincial. »

Jessica Schofield, présidente de l’Association du Barreau du Manitoba, estime que la décision de M. Kinew d’ainsi durcir le ton en dit long sur sa méconnaissance de l’administration de la justice par le gouvernement provincial.

« Sans vouloir faire l’apologie de Me Wasyliw, le fait demeure qu’il est avocat et n’a aucun contrôle sur les actions de son associée et les causes qu’elle plaide. Elle ne fait que son travail, qui est d’ailleurs mandaté par la Constitution. »

Me Schofield rappelle qu’un réel accès à la justice passe par la connaissance du bon fonctionnement du système, puisque c’est bel et bien là une responsabilité provinciale.

Michael Davies, associé chez Davies McMahon LLP à Ottawa et secrétaire de la Criminal Lawyers’ Association, qualifie d’incompréhensible la position du NPD du Manitoba.

« Ils ont l’air de rejeter l’idée que tout le monde au Canada a le droit d’être défendu par un juriste compétent en droit pénal, et ils ont aussi l’air de critiquer ceux qui s’associent à des avocats de la défense », poursuit-il.

« Ça ressemble à un rejet de tout notre système de justice pénale et de la présomption d’innocence. C’est une prise de position très étrange de la part d’un parti démocratique. »

Me Davies demeure non moins perplexe devant le silence du procureur général de la province dans cette affaire.

« Je me demande bien comment le gouvernement du Manitoba imagine le fonctionnement de son système de justice pénale. Est-ce qu’il s’attend à ce que tous et toutes se représentent eux-mêmes? Est-ce que la police va commencer à dire aux gens de simplement se présenter à la prison locale, un point c’est tout? »

Et d’ajouter : « Je crois qu’il devrait expliquer comment il conçoit un système de justice pénale et son fonctionnement sans avocats de la défense. »

Billie Cross, députée de Seine River, a déclaré au Free Press de Winnipeg qu’en tant que femme au caucus, « il est extrêmement difficile d’appuyer un collègue qui pourrait bénéficier financièrement de la représentation d’un prédateur sexuel ».

Elle poursuit : « Il est inadmissible qu’un membre de notre équipe représente ce genre d’individu quand notre travail de député est de représenter la population manitobaine, et moi, comme femme, je représente les femmes. »

Pour Me Schofield, c’est un « discours franchement inquiétant » quand quelqu’un pense qu’il faut bannir les avocats de la défense au pénal parce qu’ils travailleraient contre les intérêts des femmes.

« Le député provincial n’est pas là pour critiquer le gouvernement, dit-elle. Mais en tant qu’organisation, nous devons vraiment faire en sorte que les gens comprennent l’importance des juristes dans l’administration de la justice. »

Kyla Lee, d’Acumen Law Corporation de Vancouver et présidente de la Section du droit pénal de l’ABC, juge que Mme Cross et M. Kinew sapent le système par leurs déclarations en laissant entendre qu’un avocat de la défense est le même genre de personne que son client.

« L’État est en train de dire au public qu’il est tout aussi répréhensible de représenter un client accusé d’un crime horrible que d’être cette personne », dit-elle. »

Même si c’est « totalement faux », Me Lee prévient que cela pourrait dissuader les jeunes juristes ou ceux ayant des aspirations politiques, qui pourraient avoir l’impression que devenir avocats de la défense et représenter des criminels leur fermera des portes.

Me Davies est d’accord pour dire que tous les avocats de la défense ayant des ambitions politiques ont pris acte de cet incident.

« Vous voyez d’ici l’américanisation de la politique canadienne qui s’ensuivrait si on laissait cette idée prendre racine, et que tout avocat de la défense se lançant en politique se faisait dire “vous avez représenté des individus ayant commis tel ou tel crime” », prévient-il.

Malheureusement, l’incident survient dans une période de forte attrition chez les criminalistes, qui préfèrent devenir procureurs de la Couronne ou se diriger vers d’autres domaines de pratique privée.

« C’est déjà un travail d’avocat du diable au Canada, dit Me Lee au sujet des exigences et des attentes dans une société post-COVID et post-arrêt Jordan. Tout cela amène un surcroît de travail non rémunéré et pousse les avocats à plaider dans des procès à la chaîne, de crainte qu’une requête fondée sur l’arrêt Jordan ne torpille un dossier. »

« C’est un travail 24 heures sur 24, et déjà assez dur sans avoir à s’inquiéter qu’un premier ministre de votre province dise que vous êtes une mauvaise personne parce que vous faites ce travail. »

Cet état des choses pourrait même amener un accusé à croire qu’engager un avocat n’est peut-être pas la meilleure solution pour se protéger contre une condamnation injustifiée.

« En tant que profane, vous pourriez entendre ce genre de commentaires et penser que si le premier ministre n’aime pas les avocats de la défense, on peut parier que les juges ne les aiment pas non plus, alors mieux vaut se représenter soi-même », poursuit Me Lee.

Me Davies prévient qu’une augmentation du nombre de défendeurs non représentés ralentirait considérablement le système. Les procès avec parties non représentées sont vraiment plus longs et se soldent plus souvent par une erreur judiciaire, ce qui fait ensuite augmenter le nombre d’appels.

Me Lee est d’accord.

« Le pire scénario, c’est une partie qui se représente elle-même, surtout dans un procès criminel complexe », conclut-elle.