Ne comptez pas sur la Cour suprême
Il est peu probable que la décision de la Cour suprême sur l’Entente sur les tiers pays sûrs propose une solution aux traversées du chemin Roxham.
Au début du mois de mars, le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, s’est rendu à Washington pour discuter avec ses homologues des États-Unis de la question de la migration irrégulière. Ce n’était pas leur première rencontre, et ce ne sera sans doute pas la dernière.
Ces réunions sont habituellement confidentielles, mais il était évident que l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS), l’accord entre le Canada et les États-Unis concernant les demandes d’asile, serait toujours la priorité de l’ordre du jour. Le gouvernement du ministre Fraser est soumis à une forte pression pour convaincre le gouvernement américain de modifier l’ETPS de manière à réduire le nombre de personnes migrantes irrégulières qui traversent des passages frontaliers non officiels comme celui du chemin Roxham au Québec.
Le ministre Fraser tente de parvenir à une solution politique, car il pourrait s’agir de la seule option possible. Aucune personne travaillant dans le domaine du droit de l’immigration ne s’attend à ce que la Cour suprême du Canada règle la question de la migration irrégulière du pays lors du jugement de l’affaire Conseil canadien pour les réfugiés, et al. c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et al. au cours des semaines ou des mois à venir.
L’affaire a été portée devant le tribunal par des personnes demandant l’asile qui ont essayé, en vain, d’obtenir le statut de réfugiées au Canada après avoir rencontré des difficultés lorsqu’elles ont tenté de s’installer aux États-Unis. L’ETPS stipule que les dossiers des personnes demandant l’asile qui se tournent vers le Canada après un refus des États-Unis doivent être refusées, car le Canada considère les États-Unis comme étant un tiers pays sûr pour les personnes réfugiées.
Prédire la décision de la Cour suprême n’est jamais simple, en particulier lorsque les enjeux sont aussi politiques que juridiques. Selon Claudia Molina, spécialiste du droit de l’immigration et des réfugiés basée à Montréal, le tribunal a le pouvoir d’annuler l’ETPS. Cependant, à en juger par les échanges entre les juges et les avocats et avocates dans cette affaire, elle ne s’attend pas à ce que ce soit le cas.
« Étant donné le ton de l’audience de la Cour suprême, je crois que l’affaire sera un échec, a-t-elle déclaré.
Ce n’est pas tant la décision de la Cour d’appel qui me donne cette impression que la nature des questions des juges et leur approche. Le ton de leurs questions était assez hostile. Les juges interrompaient les avocats et avocates et semblaient s’impatienter. Les juges n’ont pas aimé la manière dont l’affaire a été présentée. »
La Cour d’appel fédérale non plus. Selon les personnes demandant l’asile, désigner les États-Unis comme étant un tiers pays « sûr » pour les personnes migrantes viole les droits qui leur sont conférés par les articles 7 et 15 de la Charte.
La Cour d’appel fédérale a convenu que la manière dont l’ETPS est appliquée enfreint l’article 7 (Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne) en raison des pratiques sévères de détention des personnes migrantes aux États-Unis. Elle a convenu que l’Entente était inconstitutionnelle, et ayant annulé l’ETPS, elle a décidé qu’il serait inutile de se prononcer sur l’article 15 (droit à l’égalité).
Le gouvernement fédéral a interjeté appel. Dans sa décision accueillant l’appel et rejetant les demandes de contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) et les autres personnes demanderesses avait choisi la mauvaise cible pour leur contestation de l’ETPS.
L’ETPS a déjà survécu à une contestation constitutionnelle en 2008, lorsque la Cour d’appel fédérale a maintenu l’Entente en concluant que les groupes d’intérêt public à l’origine de la contestation n’avaient pas le droit d’agir. Cette fois-ci, la Cour d’appel a statué que le tribunal inférieur avait commis une erreur en traitant l’ETPS comme étant une entité distincte d’un régime législatif conçu pour mettre en œuvre l’Entente. Selon la Cour d’appel fédérale, les personnes demanderesses auraient plutôt dû se concentrer sur le mécanisme de contrôle prévu par la loi qui est censée garantir que les États-Unis demeurent un « pays sûr » pour les personnes migrantes.
La décision de la Cour d’appel fédérale a indigné de nombreuses personnes travaillant dans le domaine du droit des réfugiés. « Son approche était non seulement inhabituelle, mais aussi arrogante », a dit Barbara Jackman du cabinet Jackman and Associates.
« En particulier le fait d’expliquer à des avocats et avocaties d’expérience comment présenter une contestation fondée sur la Charte. L’ensemble de la décision maintient ce ton et n’aborde pas la question constitutionnelle. Elle ignore les arguments et les remplace par les siens. La Cour d’appel fédérale a refusé de tenir compte des circonstances des personnes concernées. »
« Quelle a été ma réaction? J’ai été choqué, a affirmé Robert Blanshay du cabinet Blanshay Law. J’étais certain que la décision pencherait en notre faveur. Malgré les nombreuses preuves et explications des importantes lacunes du système, les juges ont soutenu les avocats et avocates du gouvernement. »
Dans sa réponse à la décision de la Cour d’appel fédérale, le CCR a affirmé que celle-ci est insensée.
Le paragraphe 102 (a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés exige que le gouvernement fédéral effectue des examens fréquents des conditions de vie des personnes migrantes aux États-Unis afin de maintenir la désignation de tiers pays sûr. La Cour d’appel fédérale a conclu que les examens prévus au paragraphe 102 (a) auraient dû être la priorité de la contestation constitutionnelle, et non pas l’ETPS, un accord diplomatique.
« L’objectif du paragraphe102 (3) est de s’assurer que le GEC (le gouverneur en conseil, soit le Cabinet fédéral) est toujours en mesure de réviser la désignation si l’évolution des facteurs l’exige », a écrit le Conseil dans son mémoire en réponse à la décision rendue par la Cour d’appel fédérale.
Cependant, le GEC a délégué l’obligation d’examen au ministre de l’Immigration et n’a pas reçu de rapport sur la désignation de "tiers pays sûr" des États-Unis depuis 2009. »
Me Jackman soupçonne que l’éventuelle décision de la Cour suprême reflétera une réticence et la prudence d’un chat échaudé qui craint l’eau froide à s’engager dans des questions de politiques.
En référence à l’affaire Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, dans le cadre de laquelle le tribunal a confirmé un argument fondé sur l’article 7 dans un cas impliquant des personnes réfugiées, Me Jackman a affirmé qu’« après l’arrêt Singh en 1985, l’arriéré a atteint 20 000 dossiers et la population a critiqué la CSC pour avoir omis d’anticiper les conséquences de cette décision.
Je crois que le tribunal a entendu ces critiques et que les juges ont conscience des enjeux politiques de cette affaire. »
Selon Roxana Parsa, avocate employée au Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes (FAEJ), la décision de la Cour d’appel fédérale a également souligné la tendance démoralisante dans le droit de la Charte, soit une tendance croissante à minimiser les arguments qui n’impliquent pas l’article 7.
La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont refusé d’entendre les arguments fondés sur l’article 15. La décision de la Cour d’appel fédérale stipule que le tribunal peut abandonner toute question considérée comme non nécessaire à l’issue de l’affaire. Me Parsa a indiqué que cela équivaut à créer « une hiérarchie des droits dans le cadre de laquelle l’article 7 est le seul qui compte ».
« En ignorant l’argument fondé sur l’article 15, les tribunaux invalident la Charte, a-t-elle ajouté (le FAEJ faisait partie des intervenants dans cette affaire). Les deux tribunaux l’ont ignoré malgré la prépondérance des preuves présentées concernant l’application de l’article 15.
Les tribunaux ont eu l’occasion de se prononcer sur l’article 15 dans cette affaire et ont décidé de s’en abstenir. Le principe de retenue judiciaire ne devrait pas encourager les tribunaux à accorder davantage d’importance à certaines catégories de droits. »