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Travailler à l’ère de la surveillance

Pour des raisons légales et éthiques, les employeurs se doivent de démontrer à leurs employés le bien-fondé de leur recours à des logiciels de surveillance.

Age of surveillance

Ce mois-ci, l’Ontario est devenu la première province canadienne à promulguer une loi sur la surveillance électronique. La Loi de 2022 visant à œuvrer pour les travailleurs obligera les organisations comptant 25 employés ou plus à déclarer les dispositifs technologiques dont elles se servent pour surveiller leur personnel, et à en expliquer l’utilisation. Cette loi va sans doute mettre en évidence l’utilisation croissante de ces technologies en milieu de travail.

L’adoption du projet de loi 88 s’est faite sans tambour ni trompette plus tôt cette année, et les entreprises ont dû s’y préparer en catastrophe. Les nouvelles règles exigent que celles-ci publient une politique écrite concernant la surveillance électronique dans le cadre de la Loi sur les normes d’emploi. Comme la loi ne définit pas ce qui constitue de la surveillance électronique, tout logiciel ou programme de réseautique qui recueille des données sur un employé doivent être déclarés.

« Il y a des suivis qui se font par inadvertance et en toute innocence », explique Lisa Stam, associée directrice chez SpringLaw, un cabinet spécialisé en droit du travail. « Les entreprises collectent des données sans le savoir. Elles ont des téléphones, des porte-clés d’identification et d’autres dispositifs qui le font automatiquement. Certaines ont recruté de l’aide après une cyberattaque, et elles sont à présent dotées de nouveaux systèmes recueillant des données. La conformité au projet de loi 88 représente une somme de travail colossale. »

Tout cela survient à un moment où le milieu professionnel se transforme. Après avoir travaillé à distance pendant toute la pandémie, nombreux sont ceux qui hésitent à revenir en présentiel. L’an dernier, la firme comptable internationale PwC a annoncé que ses employés aux États-Unis pourraient travailler à distance de n’importe où sur le territoire américain. De son côté, la Ville de Winnipeg procède au lancement d’un plan de travail flexible offrant aux employés le choix entre un modèle hybride maison-bureau et le télétravail à temps plein.

« La question de la gestion des employés à distance est sur toutes les lèvres, et les gens recherchent des logiciels pour ce faire, explique Me Stam. Le problème, c’est que beaucoup veulent gérer quelqu’un en télétravail de la même façon qu’ils le font en personne. Ça ne fonctionne pas comme ça. Il nous faut repenser la gestion numérique du personnel. »

Quand Me Stam a ouvert son cabinet en 2017, elle a opté pour un format virtuel et sans papier. Sa société compte aujourd’hui 14 employés, qui travaillent tous à distance. « Comme nous n’avons pas de papiers, explique-t-elle, la communication et le partage des documents sont chose facile. Chaque matin, nous nous disons bonjour en ligne. Créer une culture de travail numérique, c’est possible. »

Les logiciels de surveillance occupent désormais une grande partie de nos vies, à commencer par les FitBits et téléphones qui comptent nos pas et suivent notre cycle de sommeil. Le milieu de travail ne fait pas exception. Les sociétés technologiques créent des logiciels qui promettent productivité et efficacité, mais certains vont trop loin. InterGuard permet à l’employeur d’enregistrer et de suivre les indicateurs de productivité de leurs employés – pour savoir « qui trime dur et qui se la coule douce » – en prenant des captures de leur écran chaque fois qu’ils tapent certains mots clés. Teramind permet la surveillance de l’écran d’un employé en temps réel; chaque frappe au clavier est gardée en mémoire.

Ce genre de logiciels, Lauren Reid les a à l’œil. Cette spécialiste en protection de la vie privée explique que des entreprises en font l’acquisition sans comprendre à quoi cela les engage.

« Nous avons eu un client qui utilisait un logiciel appelé Gong, lequel enregistrait les appels sur Zoom en arrière-plan sans nécessairement obtenir un consentement, relate Mme Reid. Le logiciel disait appliquer l’intelligence artificielle pour mesurer le degré de participation à ces appels. » Le client souhaitait améliorer le rendement de son équipe de vente et lui épargner la tâche de prendre des notes; deux pratiques d’affaires raisonnables, dit-elle. « Mais c’est illégal d’enregistrer un appel sans consentement au Canada, et c’est passible d’accusations criminelles dans certains États américains. Nous avons parlé au client du risque sérieux et des conséquences auxquelles il s’exposait. Le directeur des ventes a rétorqué que s’il ne mettait pas de tels outils à la disposition de son équipe, ses gens iraient voir ailleurs. C’est une question complexe. »

Il existe des raisons de surveiller les employés, rappelle Mme Reid, notamment pour protéger des personnes ou des biens; pensons à l’enregistrement des communications des courtiers en placements ou aux caméras de sécurité dans les banques. La différence ici, c’est que l’employé connaît l’existence et la raison de cette surveillance.

Ces dernières années, on a vu se concentrer la surveillance sur les postes à faible salaire, notamment dans les centres d’appels et les entrepôts. À présent, cette technologie se fraie un chemin dans les emplois traditionnels de col blanc. Plus tôt cette année, une enquête du New York Times au sujet des dix plus grandes sociétés privées aux États-Unis a révélé que huit d’entre elles utilisaient un logiciel de surveillance de la productivité. 

« Ces pratiques vont à l’encontre du bien-être des employés », estime Joe Masoodi, analyste principal des politiques en matière de technologie, de cybersécurité et de démocratie au Leadership Lab de l’Université métropolitaine de Toronto. « On constate une surveillance exagérée qui peut se traduire par des niveaux élevés d’absentéisme ou de stress, voire de blessures – par exemple dues aux mouvements répétitifs. Elle peut engendrer un taux de roulement élevé et une méfiance à l’endroit de l’employeur, minant du coup la qualité du travail et des résultats. »

Les employés ont déjà trouvé des stratagèmes pour déjouer ces programmes, auxquels ils donnent le change à l’aide de déplaceurs de souris comme Liberty. Les logiciels de surveillance de la productivité se voient de plus en plus dans des milieux non traditionnels, comme celui des travailleurs sociaux ou des aumôniers d’hospice travaillant avec des salons funéraires. Le personnel est noté pour son rendement, mais le logiciel peut facilement ne pas capter ce qui se fait en personne, comme la supervision d’employés ou une simple pause-café.

« L’emploi de cette technologie a des répercussions sociales, signale M. Masoodi. Cela nous amène à nous demander où nous en sommes en tant que démocratie. Quel genre de société voulons-nous construire? Cela respecte-t-il nos valeurs et principes démocratiques? Le recours à ces technologies est peut-être légal, mais soulève des questions d’éthique. Il faut protéger la dignité et l’autonomie des travailleurs. »

Au bout du compte, tout est une question de proportions. Les entreprises utilisant des logiciels de surveillance doivent communiquer clairement leurs attentes. « Si vous comptez user de pratiques invasives, vous devez expliquer clairement pourquoi », souligne Mme Reid.

La clé, c’est un dialogue honnête et ouvert avec les employés afin d’entretenir la confiance. « Vous ne pouvez pas en parler? Vous ne devriez pas le faire. Vous allez le faire? Dites-le aux employés. “Mais ils s’en offusqueront s’ils l’apprennent”, me diront certains employeurs. Eh bien, c’est peut-être le signe qu’il vaut mieux s’abstenir. »