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Dilemme juridique

Les juristes-fiscalistes se retrouvent pris entre l’arbre et l’écorce éthique des nouvelles règles de la divulgation obligatoire.

Dilemma

Un « cercle vicieux » n’est pas une expression juridique, mais comme terme général pour exprimer le paradoxe entre le droit et la gouvernance, elle est assez populaire. De nos jours, les fiscalistes s’en servent beaucoup pour tenter d’établir les limites de leurs obligations envers leurs clients et la loi en vertu du régime révisé de divulgation obligatoire du gouvernement fédéral.

Les nouvelles règles de divulgation obligatoire, qui sont entrées en vigueur le 22 juin, augmentent considérablement le nombre d’opérations commerciales qui doivent être déclarées à l’Agence du revenu du Canada (ARC) en vertu des articles 237.3 et 237.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR). Elles élargissent les opérations à déclarer et introduisent une nouvelle catégorie – les « opérations à signaler » – définie dans un document d’information du gouvernement comme « à la fois les opérations que l’Agence a jugées abusives et les opérations désignées comme des opérations dignes d’attention (c’est-à-dire, lorsque plus de renseignements sont requis pour déterminer si une transaction est abusive) ».

Pour les juristes-fiscalistes, le gros problème avec les nouvelles règles de divulgation obligatoire est de savoir comment elles attirent la profession dans le processus. Les règles de divulgation obligatoire exigent des contribuables, des promoteurs et de certains conseillers – y compris des professionnels du droit – qu’ils déclarent au fédéral les opérations qui sont visées par les nouvelles règles.

Cette exigence menace de placer les juristes dans une situation très délicate sur les plans éthique et juridique. Les conseils prodigués aux clients sont protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat, un principe fondamental du système de justice et des codes de déontologie des juristes. Le privilège du secret professionnel de l’avocat permet aux clients de discuter librement et sans crainte avec leurs juristes des options qui s’offrent à eux.

Sans cette assurance, les clients pourraient être enclins à ne pas partager l’information. Aussi, sans savoir ce que le client sait, le travail des juristes est beaucoup plus difficile, voire impossible.

« Le système repose sur le fait que les clients disent tout à leurs juristes, qu’ils sont ouverts et francs, explique Jack Silverson, associé en droit fiscal chez Osler. Les juristes ne peuvent pas représenter leurs clients équitablement sans connaître tous les faits. »

Le conflit entre les juristes et les clients est abordé dans les nouvelles règles de divulgation obligatoire révisées. La nouvelle loi offre une modeste concession au privilège du secret professionnel de l’avocat : elle prévoit que les renseignements dont il est « raisonnable de croire » qu’ils sont protégés par ce privilège n’ont pas à être divulgués à l’ARC.
 
Toutefois, cela accule les juristes à une impasse. Sous la menace d’une sanction fédérale, ils doivent décider si les renseignements sont protégés par le privilège. La loi assujettit les parties qui omettent de divulguer des renseignements en vertu des nouvelles règles à des amendes pouvant atteindre 110 000 dollars, en plus des pénalités pour « infraction générale » prévues dans la LIR, soit des amendes pouvant aller jusqu’à 25 000 dollars ou un emprisonnement maximal de douze mois.

Si les juristes et leurs clients ne sont pas d’accord sur ce qui devrait être divulgué, leurs intérêts cessent d’être en harmonie et la relation professionnelle prend fin.

« Ces nouvelles dispositions exposent les juristes à un risque constant de conflit. Le simple fait de leur demander de fournir des renseignements qui peuvent ou non être couverts par le privilège du secret professionnel de l’avocat, sous réserve de sanctions, les met dans une situation de conflit », affirme Élisabeth Robichaud, associée en droit fiscal chez Davies.

« Cela crée un risque de conflit par rapport aux souhaits du client. Supposons que vous représentez un client et que vous déterminiez qu’une divulgation donnée ne violerait pas le privilège, mais que votre client n’est pas d’accord avec vous. Que faites-vous? »

« En général, le client reçoit les conseils de son juriste et décide, en fonction de sa tolérance au risque, de la façon de déclarer une transaction, explique Me Silverson. Il est le seul responsable de la décision. Cependant, avec ces nouvelles règles, le cabinet de juristes lui-même est confronté à un risque et doit prendre ce risque en considération. Les intérêts du juriste et du client pourraient ne pas être en harmonie. »

Le simple fait de tenter de se conformer à la loi pourrait mettre un juriste dans une situation classique de « cercle vicieux ». « Le simple fait de remplir le formulaire de divulgation peut impliquer la divulgation d’un avis juridique – soit à déclarer ou à ne pas déclarer –, ajoute Me Silverson. Alors, comment remplir ce formulaire. La sécurité absolue que le gouvernement a intégrée dans la loi n’est donc pas suffisante. Comment refuser de divulguer des renseignements sans dire “parce que”, et comment le faire sans violer le privilège? »

Les contradictions intégrées à la loi frisent le ridicule, croit Me Robichaud. « Des juristes pourraient déposer des formulaires de divulgation confirmant qu’ils sont au courant des renseignements qu’ils ne peuvent divulguer en raison du privilège du secret professionnel de l’avocat, y compris le nom du client », affirme-t-elle.

« Le but de ces règles est de veiller à ce que les autorités fiscales soient informées à un stade précoce des transactions qu’elles souhaitent identifier. Toutefois, je ne vois pas en quoi il pourrait être utile de quelque façon que ce soit de mettre des juristes dans une position où ils doivent remplir des formulaires vierges. »

Il existe un risque de violation du privilège par le simple fait pour un juriste d’informer l’ARC des conseils donnés à un client sur la question de savoir si une opération doit être signalée, soutient Me Silverson.

« Le privilège appartient au client, pas aux juristes, et vous ne pouvez pas y renoncer au gré des circonstances, dit-il. Il est possible que la divulgation implique la renonciation au privilège sur tout, ce qui représente certainement un risque. »

Il ajoute que les juristes passibles de sanctions en vertu de la nouvelle loi se retrouveraient dans une autre impasse inconfortable. Comment se défendre sans divulguer des renseignements protégés par le privilège?

« Violez-vous la loi ou violez-vous le code de déontologie? Dans quelle situation êtes-vous le moins hors-jeu? »

Les nouvelles règles sont en procédure d’attente pour le moment. La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a déposé une demande auprès de la Colombie-Britannique. La Cour suprême soutient que l’application des règles de divulgation obligatoire aux juristes contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés en raison de la menace qu’elles représentent pour le privilège du secret professionnel de l’avocat. Le conseil d’administration de l’ABC a demandé l’autorisation d’intervenir dans l’affaire.

Le tribunal a accepté d’accorder aux juristes une exemption temporaire des nouvelles règles en attente de sa décision de proroger l’injonction jusqu’à ce que la prétention constitutionnelle soit réglée.

« Entre-temps, dit Me Silverson, les juristes-fiscalistes seraient avisés de prodiguer des conseils à leurs clients par écrit – au cas où ils auraient à se défendre devant un tribunal à l’avenir. Il va être beaucoup plus difficile de protéger le privilège pour des conseils donnés au téléphone. »

« Vous voulez un compte rendu écrit des conseils donnés, des faits, des risques et des avantages prévus, au cas où la Couronne conteste le privilège devant le tribunal, et finit par dire : “nous ne vous croyons pas”. »