Passer au contenu

Trop d’information?

Maintenant que le Bureau de la concurrence peut exiger la production de renseignements pour réaliser des études de marché, le coût potentiel pour les entreprises contraintes de remettre des volumes massifs de données suscite certaines craintes.

Too much information

Lorsque Matthew Boswell, Commissaire de la concurrence du Canada, a rendu publique son étude sur la concurrence dans le secteur de l’épicerie l’an dernier, il avait reçu une plainte importante. Lorsqu’il a demandé aux chaînes de supermarchés de lui fournir des données sur leurs activités et sur leurs pratiques de fixation des prix, il a dû leur demander de lui fournir volontairement ces renseignements.

Certains des grands détaillants ont hésité. « Le niveau de coopération variait considérablement et n’était pas total, indique le rapport. Dans de nombreux cas, le Bureau de la concurrence n’a pas été en mesure d’obtenir des données financières complètes et précises, malgré ses demandes répétées. »

Le rapport indiquait que le Bureau ne pouvait pas obtenir de renseignements sur des données importantes, comme les marges bénéficiaires sur les produits alimentaires et non alimentaires vendus par les supermarchés, ou sur la popularité croissante des produits de marque privée, qui sont souvent moins chers, mais dont la marge bénéficiaire est plus élevée pour les détaillants.

Le Canada a longtemps été un traînard parmi les principales économies du monde lorsqu’il s’agit de donner aux autorités de la concurrence un pouvoir d’assignation obligeant les entreprises à fournir des données dans le cadre d’études de marché. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a vu cela comme une lacune dans la boîte à outils économique du Canada et comme un facteur de croissance médiocre.

Dans son évaluation de l’économie canadienne de mars 2023, l’OCDE a été directe. « La réduction des obstacles au commerce intérieur et une meilleure politique de concurrence contribueraient à améliorer les performances (économiques). » En particulier, elle soutenait qu’il fallait donner au Bureau le pouvoir d’exiger la fourniture d’informations pertinentes lorsque des études étaient menées.

Ori Schwartz, chef de la Division de la concurrence à la Direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE, affirme qu’il est essentiel de permettre aux autorités de la concurrence d’exiger des informations, en particulier lorsque les marchés ne fonctionnent pas bien.

« Si vous fournissez volontairement des renseignements, vous risquez de fournir ce qui convient à vos intérêts et de ne pas nécessairement transmettre d’autres renseignements », a dit M. Schwartz au magazine ABC National.

Tout cela a changé avec l’adoption par le Parlement, à la fin de 2023, du projet de loi C-56, qui fait partie de trois projets de loi constituant le plus vaste ensemble de réformes des lois canadiennes sur la concurrence depuis une génération. (La dernière partie du tout est encore à l’étude au Parlement, mais devrait être adoptée prochainement.)

Pourtant, ce pouvoir élargi a été accueilli avec inquiétude par les spécialistes en concurrence, qui craignent que les autorités en abusent et imposent un lourd fardeau aux entreprises.

Joshua Krane, associé et expert en concurrence chez McMillan LLP à Toronto, affirme qu’il y a beaucoup de points positifs dans les réformes du droit de la concurrence, mais il s’inquiète de l’incidence de la disposition relative aux études de marché. « Le gouvernement n’a pas clairement expliqué pourquoi un pouvoir en matière d’études de marché est nécessaire au-delà du pouvoir de contrainte dont dispose déjà le Bureau », a-t-il dit au magazine ABC National.

John Pecman, qui a occupé le poste de commissaire à la concurrence de 2013 à 2018, affirme que la Loi sur la concurrence avait depuis longtemps besoin d’un remodelage. Économiste qui est maintenant conseiller principal en affaires chez Fasken, il affirme que la loi « n’était pas en phase avec les autres économies occidentales et avec leurs lois sur la concurrence ». Toutefois, il s’inquiète aussi de la possibilité d’une « portée excessive » de la part des autorités et du fait qu’un usage excessif de ces pouvoirs pourrait imposer de lourdes charges aux entreprises.

« Où sont les mesures de sécurité pour freiner le biais de confirmation, les expéditions de pêche, toutes les choses que vous voyez dans les enquêtes où travaille une équipe fermée? » se demande-t-il.

Toujours selon M. Pecman, il faut tenir compte de l’histoire. Dans les années 1950, la Commission sur les pratiques restrictives du commerce, qui n’existe plus aujourd’hui, s’est vu conférer un vaste pouvoir d’enquête, qui servait à mener des enquêtes parfois approfondies. Dans les années 1980, la CPRC a mené une enquête pluriannuelle sur la concurrence dans l’industrie pétrolière. Elle a passé 200 jours à écouter les témoignages de deux cents personnes, produisant 50 000 pages de transcriptions et un rapport en trois volumes.

Le résultat a été un éventail de recommandations, dont peu ont été mises en œuvre. Il y a eu « un coût énorme pour les entreprises », dit M. Pecman. Lors de la révision de la Loi sur la concurrence en 1986, ce pouvoir d’enquête a été éliminé, tandis que la CPRC a reçu un pouvoir accru sur le contrôle des fusions, qui a perduré jusqu’à l’adoption du projet de loi C-56.

Me Krane craint également que le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie puisse autoriser une étude de marché spécifique, ce qui pourrait politiser le processus. Un gouvernement confronté aux préoccupations des consommateurs concernant la hausse des coûts alimentaires peut simplement ordonner une étude de marché des épiciers pour faire face à cette pression politique.

Cela pourrait obliger des entreprises à fournir des volumes massifs de données à un coût important. Pourtant, compte tenu de la faible capacité du Bureau à évaluer ces renseignements, tout cela pourrait se terminer comme une expédition de pêche, dit Me Krane. « Cela deviendra un exercice de collecte de renseignements qui ne servira à rien d’autre qu’à recueillir des renseignements. Il s’agit donc en fait d’une taxe imposée aux entreprises qui n’a aucun but réel. »

Le danger, dit M. Pecman, est que le gouvernement peut trouver un « outil pratique » pour commander une étude de marché chaque fois que le public s’indigne par rapport à des produits sensibles aux consommateurs, comme l’essence ou les frais bancaires.

La dimension politique de ces changements était évidente dans une lettre ouverte que François-Philippe Champagne, ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, adressait au commissaire Boswell en janvier 2024, dans laquelle il reliait les préoccupations du public face à la hausse des prix des denrées alimentaires aux récentes modifications apportées à la Loi sur la concurrence. M. Champagne faisait part de sa déception face à l’échec des épiciers à coopérer pleinement avec l’étude de 2023 et disait espérer une rectification de la situation.

« Le gouvernement a mis en place ces nouveaux pouvoirs puisque nous considérons qu’ils permettront de prendre des mesures d’exécution significatives au fur et à mesure que vous poursuivrez votre travail. Tout en reconnaissant que vous avez un mandat indépendant à exécuter, j’ai la conviction que ces nouveaux pouvoirs seront utilisés pour lutter contre les abus sur le marché, répondant ainsi aux préoccupations claires des Canadiennes et des Canadiens. »

Selon M. Schwartz, de l’OCDE, dans la plupart des pays, les ministres peuvent demander des études de marché, mais l’important est qu’ils ne peuvent pas influencer les résultats. C’est le travail des autorités de la concurrence et l’expérience de M. Schwartz l’amène à croire qu’elles agissent de manière responsable. « En fin de compte, les autorités de la concurrence ont beaucoup de pouvoir et nous devons leur faire confiance », de la même manière que nous faisons confiance aux autres paliers de gouvernement.

M. Schwartz admet que ces pouvoirs supplémentaires peuvent être une « bénédiction, mais aussi une malédiction ». Demander beaucoup d’informations crée également la nécessité d’une fine analyse. « Plus vous en demandez, plus vous avez de travail à abattre. Et d’après mon expérience, les autorités de la concurrence sont tout à fait conscientes de cette arme à double tranchant qu’elles ont en leur possession. »