L’avenir du droit de la concurrence au Canada
Les nouvelles modifications à la loi auront-elles pour effet de décourager les pratiques anticoncurrentielles?
D’après Keldon Bester, cofondateur et directeur général de Canadian Anti-Monopoly Project, le projet de loi C-56, adopté, et le projet de loi C-59, toujours à l’étude, proposent la modification la plus importante de la Loi sur la concurrence depuis son entrée en vigueur en 1986, ce qui s’annonce bien pour régler les problèmes de longue date qu’on y retrouve.
Selon lui, bon nombre des changements viendront renforcer les pouvoirs d’application et les pénalités prévues dans la Loi. Ils régleront aussi des problèmes de longue date, notamment en éliminant la défense fondée sur les gains en efficience lors des fusions, en ajoutant des dispositions sur les accords anticoncurrentiels et en permettant au commissaire de la concurrence de faire des études de marché indépendantes.
« Ce qui risque le plus de changer l’avenir du droit de la concurrence, c’est l’élargissement considérable de l’accès pour le secteur privé, par exemple en pénalisant les pratiques anticoncurrentielles, en décentralisant les pouvoirs d’application et en permettant à des sociétés prises isolément d’intenter une action même si le Bureau reste à l’avant-plan, explique-t-il. Le Bureau ne peut être omniprésent. Et puisqu’il met de l’avant sa propre interprétation de la Loi, il devient très important de procéder à une décentralisation. »
James Musgrove, associé chez McMillan, s.r.l., à Toronto, avance que les actions de parties privées pourraient ressembler à des actions collectives.
« Les personnes lésées auront des recours, qu’elles intentent l’action ou soient victimes, dit-il. Reste à voir si les différences seront notables et comment seront rémunérés les conseillers juridiques de l’action collective… Bien sûr, tout dépendra du nombre d’actions intentées et de leur importance. Si l’avantage financier à la clé est élevé, il risque d’y en avoir beaucoup, et vice versa. »
Me Musgrove précise qu’il y a bel et bien des incitatifs, même en l’absence de rémunération supplémentaire.
Il sera plus facile d’obtenir une autorisation du Tribunal, et la loi prévoit des sanctions administratives pécuniaires (SAP). D’ailleurs, les dommages-intérêts seront probablement importants. Selon lui, c’est du côté des sociétés que le doute plane. S’il est possible d’anticiper raisonnablement les types d’actions qu’intentera vraisemblablement le Bureau de la concurrence, il est bien plus difficile de prédire l’application de la loi dans le secteur privé. Et puisque les définitions dans la Loi ont aussi été modifiées, il sera plus difficile de conseiller la clientèle.
« Notre ensemble de pratiques, qui a été grandement élargi, pourrait être contesté aux termes des dispositions avec peu d’aide de la jurisprudence, voire aucune. Au privé, la contestation pourrait être encore plus facile, en plus d’être motivée par des incitatifs. Tout cela mis ensemble opérera un grand changement. »
La question qu’il faut se poser est si le Tribunal de la concurrence pourrait, dans sa forme actuelle, instruire plus d’affaires.
« Comme c’est un système très centralisé, dit Keldon Bester, on risque de voir un certain engorgement du Tribunal. On ne sait pas encore s’il arrivera à gérer la charge de travail. » Il rappelle que les membres du Tribunal de la concurrence sont nommés parmi les juges de la Cour fédérale, qui ont d’autres responsabilités. Il s’inquiète aussi que « l’avenir du droit de la concurrence soit façonné » par un petit nombre de juges.
Il ajoute que la Cour fédérale pourrait exercer plus de responsabilités, comme c’est le cas aux États-Unis. Il faudrait alors nommer plus de gens ayant de l’expérience en droit de la concurrence. Sinon, le Tribunal devra améliorer sa capacité à traiter plus d’affaires et diversifier davantage ses membres.
Les juristes spécialisés en matière de concurrence devraient se diversifier avec le temps vu les changements. Des avocates et avocats auront envie de représenter les parties plaignantes plutôt que de suivre la voie traditionnelle, soit défendre la clientèle contre les actions du Bureau.
« Lorsqu’un groupe différent de parties prenantes appelle à une loi efficace, les retombées risquent d’être bénéfiques les années suivantes », déclare M. Bester.
M. Bester s’attend à ce que ce soit plus actif sur les marchés de créneau ou de plus petite taille, sur lesquels le Bureau n’a jamais pu se concentrer par le passé faute de ressources. Selon lui, on devrait voir plus d’affaires concernant des questions précises plutôt que des catégories générales de pratiques. « Le problème avec l’abus de position dominante, c’est qu’il est très rarement appliqué. D’après moi, on devrait voir apparaître des théories plus régionales, plus fascinantes ou tout simplement nouvelles qui exposeront vraiment les conduites jugées courantes dans beaucoup de marchés. » Il ajoute qu’il y a maintenant des outils permettant de rétablir l’équilibre avec les grands joueurs d’un marché.
Par ailleurs, le projet de loi C-59 resserre les cas dans lesquels le Tribunal peut imposer des dépens au Bureau. L’an dernier, le Tribunal a ordonné au commissaire de la concurrence de verser à Rogers Communications Inc. et à Shaw Communications Inc. 13 millions de dollars en frais de justice en raison de son « comportement déraisonnable » dans une contestation judiciaire concernant la fusion proposée des deux sociétés.
Ce changement pourrait donner au Bureau l’occasion de s’attaquer à d’autres dossiers et d’élargir sa mainmise plutôt que d’être limité par des dépens.
Et pour ce qui est des changements concernant l’abus de position dominante, M. Bester est d’avis que le Bureau pourrait revenir sur des enquêtes paralysées, surtout celles touchant des géants du Web, comme Amazon ou Google.
« Y a-t-il des dossiers qui prennent la poussière parce qu’on pensait qu’il s’agissait de causes perdues, se demande M. Bester. Je crois qu’il faudra un certain temps pour s’acclimater et bien comprendre; mais ensuite, ce sera très excitant pour les parties publiques comme privées de tâter le terrain avec ces nouveaux pouvoirs. »
En outre, auparavant, l’évaluation de l’abus de position dominante comprenait un critère à trois volets, qui a été réduit à deux, ce qui est plus simple et facile à gérer, explique Me Musgrove. Le Tribunal devra probablement agir comme conseiller, parce que ce changement pourrait inclure des pratiques qui ne le devraient pas. « D’ici là, les gens ne sauront pas ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, et les parties plaignantes essaieront différentes solutions, dit-il. Bref, on sera éclairé, mais comme toute chose au Canada, ça n’arrivera pas du jour au lendemain. »
Des dispositions sur la facturation de prix excessifs ou inéquitables ont aussi été ajoutées à la liste des pratiques anticoncurrentielles, qui ne font pas partie du droit antitrust canadien et américain.
Me Musgrove a l’impression que cet ajout s’est fait sans trop réfléchir et a été motivé par les querelles passées entre le gouvernement libéral et le NPD, dont le soutien au projet de loi dépendait de ces changements.
Elisa Kearney est associée chez Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l., à Toronto, et présidente de la Section du droit de la concurrence de l’ABC. Selon elle, le tout s’est déroulé de façon inattendue. « Nous nous serions attendus à un processus législatif bien plus normalisé, un qui donnait l’occasion de discuter tant en Chambre qu’au Sénat. Mais le déploiement s’est fait en trois parties, de façon un peu décousue à cause de compromis politiques. Ce n’est pas du tout ce à quoi on s’attendait au début de la consultation. »
Elle ajoute que, de façon générale, la Section soutient l’orientation des modifications. Cela dit, des consultations et des discussions auraient amélioré certaines parties du projet de loi, comme les dispositions de l’article 90.1 sur les accords entre non-concurrents, qui pourraient englober plusieurs accords ordinaires sur le marché. Elle s’inquiète aussi de l’incertitude du marché ainsi que des pénalités très sévères qui pourraient s’appliquer durant la transition, alors que les entreprises tentent de comprendre quelles sont les pratiques à adopter.
Par ailleurs, avec ces changements, le Bureau pourra lancer plus d’enquêtes sur des allégations d’écoblanchiment.
C’est la première fois que l’environnement et les changements climatiques sont enchâssés dans les dispositions de la loi portant sur les pratiques de commercialisation frauduleuses. Tanya Jemec, avocate d’Ecojustice, salue cette première, mais rappelle qu’il reste du travail à faire pour éviter que des prétentions écologiques trompeuses ne dupent le consommateur ou ne faussent le marché. Il faudra aussi éprouver les nouvelles dispositions.
Il n’est pas toujours facile de distinguer le bon du mauvais, de comprendre le sens voulu d’un terme choisi, avance Me Jemec. De plus, les dispositions sur l’écoblanchiment ne se limitent qu’aux allégations portant sur un produit. « Ce qu’on voit en ce moment sur le marché, ce sont des entreprises qui font la publicité de qualités écologiques. Ça concerne parfois l’eau, les déchets ou encore le concept de “carboneutralité”; et de façon plus vaste, ça touche davantage l’entreprise, la marque ou une activité qu’un produit en tant que tel. »
Ces entreprises doivent aussi démontrer la qualité écologique de leurs activités, précise-t-elle. « Ailleurs, les autorités adoptent une position beaucoup plus ferme pour protéger le consommateur et le marché. » Par exemple, l’Union européenne a une directive sur les pratiques commerciales injustes interdisant certaines affirmations écologiques parce qu’elles sont fausses et toujours trompeuses.