Une nouvelle ère pour le commerce
Comprendre les risques associés aux sanctions à grande échelle et aux contrôles à l’exportation est vital pour les entreprises et leurs conseillers juridiques.
La Russie a lancé sa brutale invasion de l’Ukraine, et les sanctions font maintenant la une des journaux. Pour les juristes spécialisés en commerce comme pour les conseillers juridiques d’entreprise, ce qui était naguère un simple créneau est désormais un domaine de droit crucial pour de nombreuses sociétés.
Clifford Sosnow, associé chez Fasken et cochef des groupes Commerce international et droit douanier et Investissements de Fasken, a vu l’ampleur des sanctions et des contrôles à l’exportation exploser pendant ses trente ans de pratique en droit commercial.
« Ça occupe une place de plus en plus importante dans ma pratique, commente Me Sosnow. Les mesures adoptées contre la Russie mettent en évidence pour la première fois à quel point ces sanctions frappent en profondeur de nos jours, à quel point elles sont devenues névralgiques pour les entreprises et toutes les mesures de diligences qu’elles doivent désormais déployer. »
L’avocat torontois est assez expérimenté pour se souvenir de l’âge des « charrettes », époque où la grande question pour les Canadiens, c’était l’imposition de sanctions par les États-Unis contre Cuba et Fidel Castro. Le Canada s’était activement opposé à ces mesures; le Parlement avait adopté une loi qui interdisait aux entreprises canadiennes de suivre les règles américaines.
L’ère actuelle des sanctions a débuté en 2007 quand le Canada a imposé des interdictions générales à Myanmar en réaction aux violations des droits de la personne, ce qui a freiné les importations, les exportations et l’investissement, rappelle Me Sosnow. Les sanctions frappent maintenant 21 pays, dont la Corée du Nord, l’Iran, la Biélorussie et la Chine.
Le Canada a imposé ses premières sanctions contre la Russie en 2014, après que celle-ci eut annexé la Crimée illégalement. Les toutes dernières sanctions ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février. Elles sont sans précédent par leur ampleur, par leur célérité et par l’action concertée des économies occidentales.
Cela dit, le commerce avec la Russie n’est pas interdit, sauf dans des secteurs précis, comme l’importation de pétrole brut. Mais Ottawa a retiré au pays son statut de « nation la plus favorisée » : un taux de 35 % est désormais appliqué à presque toutes les importations.
Le Canada restreint aussi l’exportation de produits comme le matériel militaire, les ordinateurs et l’équipement de production pétrolière, note Michael Woods, avocat d’Ottawa qui a fait ses débuts comme diplomate et négociateur commercial pour le gouvernement, avant de passer à la pratique privée. En temps normal, vous pouvez toujours exporter des produits à condition d’obtenir un permis ministériel. Mais voilà, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il fermait cette avenue, relate Me Woods.
Les sanctions s’adressent à des centaines de particuliers et d’entités, notamment les oligarques et l’entourage du président Vladimir Poutine; toute transaction avec eux est strictement interdite. Ainsi, l’entreprise canadienne qui importe le produit d’une société contrôlée par un de ces oligarques risque d’avoir des ennuis, et pareillement si elle contribue à tout investissement au Canada d’une personne visée par les sanctions
Même avec l’autorisation légale d’effectuer une transaction, vous avez un autre problème : « Si vous transigez avec une banque russe, comment allez-vous vous faire payer? », s’interroge Me Woods. En effet, le Canada et les autres pays alliés ont redoublé de sanctions contre les banques russes, désormais bannies de la plateforme SWIFT.
Pour les juristes qui donnent des conseils en matière de sanctions, une règle simple s’applique d’entrée de jeu, explique Me Mark Warner, spécialiste du droit commercial. « Il faut tout d’abord bien connaître son client. Qui est-il? Quelle est la source de ses paiements? Quel est le problème? Souvent, ça bloque dès cette étape. »
Entreprises et particuliers doivent savoir avec qui ils font affaire, et ils doivent aussi – et surtout – savoir d’où viennent les produits. Me Gordon LaFortune, associé de Me Wood, donne en exemple le cas d’un courtier pétrolier qui achète une cargaison d’essence qu’il croit de provenance néerlandaise. Or, vérification faite, les douaniers découvrent qu’elle vient en fait de la Russie.
« Quand c’est rendu là, vous aurez beau avoir vendu tout ce pétrole que vous n’aurez toujours pas le montant des 35 % qu’on vous réclame. »
Pour Annie Choquette, chef adjointe des affaires juridiques de Canada Steamships Lines (CSL), composer avec les sanctions n’a rien de neuf, mais une chose l’a sidérée : la rapidité de la mise en œuvre des mesures contre la Russie. La société montréalaise exploite une flotte de plus de 60 vraquiers qui sillonnent le monde, le tout encadré par un solide programme de conformité.
« Quand ces sanctions ont pris du mordant, nous avons fait une évaluation interne de nos contrats, fournisseurs et clients actuels, raconte-t-elle. Par une évaluation des risques, nous avons vérifié s’il y avait quoi que ce soit de lié avec la Russie. Nous avons eu de la chance. Nous aurions pu détenir un contrat en Russie devenu illégal du jour au lendemain; nous n’en avions pas. »
En tant qu’intermédiaire, une société de transport maritime comme CSL se doit de savoir qui sont ses clients, d’où provient le minerai de fer ou le grain transporté, et qui sont les armateurs des navires transporteurs. Me Choquette connaît des sociétés qui se sont retrouvées avec des navires dans les eaux russes risquant d’être saisis par les autorités de Moscou, et aux prises avec des difficultés de paiement ou d’assurance.
Au-delà de ces difficultés, les entreprises doivent aussi songer au risque pour leur réputation, auprès des investisseurs et des clients. Nombre de multinationales comme Coca-Cola ou IKEA sont vite sorties de Russie, car les conséquences pour leur image de marque seraient catastrophiques si elles continuaient d’y engranger des profits pendant que l’armée russe mène une guerre sanglante. Une foule de sociétés canadiennes telles que McCain Foods et Kinross Gold ont également plié bagage.
Comme si le régime de sanctions canadien ne suffisait pas, les clients doivent aussi faire attention aux règles des États-Unis. « Le contrôle à l’exportation a de quoi surprendre bien des Canadiens, qui n’imaginent pas le nombre de fois où quelqu’un du Canada se fait pincer par les contrôles à l’exportation chez nos voisins du Sud, explique Me Warner. Ce n’est pas comme chez nous, où les poursuites sont rares; là-bas, les autorités en font leurs choux gras. »
Me Warner raconte l’exemple d’un citoyen iranien vivant à Montréal et de son associé irano-canadien qui, l’an dernier, se sont trouvés accusés par Washington d’exportation en Iran de matériel de laboratoire produit aux États-Unis et pouvant servir au développement d’armes nucléaires. S’ils sont reconnus coupables, les deux hommes sont passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de 20 ans.
Le problème pour les Canadiens, explique Me Woods, c’est que la chaîne d’approvisionnement avec les États-Unis est très intégrée. Dans le cas des sanctions contre la Russie, les fabricants utilisant des composants produits aux États-Unis doivent vérifier si le produit fini est conforme aux règles canadiennes, mais aussi aux règles américaines, car les deux listes de contrôle ne sont pas identiques.
Aux États-Unis, les poursuites et les pénalités font bien plus mal. L’amende maximale au Canada en cas d’infraction liée aux sanctions est de 25 000 $, et Me Woods nous précise que la peine maximale d’emprisonnement de 10 ans n’a jamais été appliquée. Aux États-Unis, on ne plaisante pas : « Les amendes sont astronomiques; des millions de dollars! »
Avec tous ces obstacles, arrive-t-il aux avocats de dire à leurs clients de carrément éviter la Russie? Me Sosnow estime que ce n’est pas là son travail. « Je les avertis et leur dis qu’ils naviguent dans des eaux dangereuses, et je leur indique où se trouvent les hauts fonds. Mais au bout du compte, c’est à eux que la décision revient. »