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Un appel à l’aide

Un nouveau rapport sur le bien-être dresse un tableau sombre de la vie au sein de la profession juridique

A frayed rope
iStock/solidcolours

S’il y a une chose à retenir du nouveau rapport sur le bien-être au sein de la profession juridique, c’est que tout ne va pas pour le mieux chez les personnes qui travaillent dans ce domaine.

« C’est un peu un appel à l’aide, dit Fabien Fourmanoit, président du comité sur le bien-être de l’Association du Barreau canadien et juriste d’entreprise chez Xplore Inc. Il est très clair que tout ne va pas bien. »

Le rapport constitue la deuxième phase d’une étude nationale s’intitulant Vers une pratique saine et durable du droit au Canada. La professeure Nathalie Cadieux, Ph. D., de l’Université de Sherbrooke, dirige le projet de recherche quinquennal que finance l’Association du Barreau canadien, la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Le premier rapport, publié en 2022, et ses conclusions troublantes ont sonné l’alarme en raison des niveaux élevés de détresse psychologique, de dépression et d’épuisement professionnel dans le secteur, ainsi que de consommation d’alcool et de drogues.

S’appuyant sur ces données quantitatives, la récente publication se fonde sur des entrevues avec des juristes, des parajuristes, des notaires et des stagiaires de partout au pays, et dresse un tableau sombre de la vie au sein de la profession.

« Je ne connais pas beaucoup de juristes qui jouissent d’une bonne santé mentale », a dit un participant aux chercheurs. « Tout le monde en arrache, mais ne l’admet pas », a déclaré un autre.

Le rapport permet de constater que les longues heures de travail et les lourdes charges de travail sont très valorisées dans la profession, alors que l’accumulation d’un nombre élevé d’heures facturables et le fait de gagner beaucoup d’argent pour les cabinets sont glorifiés. Tous ces éléments ne sont pas en harmonie avec un équilibre sain entre vie professionnelle et vie privée.

De plus, la priorité accordée à autre chose que le travail mène à une remise en question de l’engagement et à une perception de paresse.

Aussi, il y a encore de la stigmatisation à l’égard des personnes qui éprouvent des difficultés et qui montrent leur vulnérabilité. Plus de la moitié des professionnels du droit que les chercheurs ont interrogés croit que les membres de la profession considèrent les problèmes de santé mentale comme un signe de faiblesse. Conséquemment, nombreuses sont les personnes qui souffrent en silence, qui évitent de prendre un congé de maladie par crainte de représailles ou qui se tournent vers la drogue et l’alcool pour affronter la situation.

« Le problème réside dans les quotas d’heures facturables extrêmement élevés, explique Glen Hickerson, ancien président du comité sur le bien-être, qui a aussi fait partie du comité directeur du rapport. Je les appelle délibérément des quotas. Je sais que personne dans l’industrie ne veut les appeler ainsi, mais c’est vraiment ce dont il s’agit. »

Selon Me Hickerson, ces quotas sont inhumains et sous-tendent une culture qui s’attend à ce que les gens soient surmenés et dépassés, et endurent une énorme incivilité.

Bien que les juristes et les clients détestent le système, Me Hickerson explique que la plupart des professionnels ne semblent pas s’en sortir, hormis un faible nombre de cabinets qui trouvent d’autres façons de mesurer la valeur de leurs employés.

Le résultat est une profession qui se dévore elle-même.

« Les gens s’épuisent. Ils tombent malades. Ils quittent la profession. Ils quittent les cabinets. Certains meurent, dit Me Hickerson. La chose même qui crée la valeur que les cabinets d’avocats vendent est dégradée par la façon dont le travail est structuré. »

Me Hickerson note que le premier rapport sur le bien-être révélait que plus de 50 % des professionnels du droit chercheraient une autre façon de gagner leur vie s’ils le pouvaient.

« Personne que je connais n’est heureux de faire ce qu’il ou elle fait. Nous parlons toujours de quitter la profession », avoue un participant à l’étude.

C’est particulièrement vrai chez les jeunes juristes, qui ont des points de vue et des attentes différentes en ce qui concerne l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Alors que certains cabinets pourraient être tentés de simplement dire qu’ils se croient tout permis, Me Hickerson croit qu’ils ignorent le message qui leur est transmis à leurs risques et périls.

« Ils en arrivent à un point où une prise de conscience est inévitable. Ils ne peuvent pas s’en sortir en mentionnant simplement l’excellence de leur programme d’aide aux employés ou les séances de méditation de pleine conscience qu’ils organisent de temps en temps. »

Me Fourmanoit affirme que pour qu’une main-d’œuvre offre un bon rendement, il faut de bons outils, des contraintes et des aides raisonnables, de même que la capacité de prendre congé.

« Ce sont toutes des choses fondamentales que, franchement, de nombreuses personnes étrangères à la profession juridique comprennent depuis longtemps, dit-il. Pour une raison quelconque, certains membres de cette profession ne veulent tout simplement pas se faire une raison. »

Doron Gold, ancien avocat devenu psychothérapeute, dit avoir observé une certaine amélioration au cours des dix-huit années où il a traité des juristes.

« Il ne fait aucun doute qu’il y a des progrès, mais l’évolution se fait lentement et il y a beaucoup de résistance, croit-il. Au cours des dernières années, des objections ont été soulevées. »

Certaines d’entre elles proviennent de gens qui comparent la tendance actuelle avec des enfants gâtés qui ne veulent plus travailler.

La présidente de l’ABC, Lynne Vicars, est d’avis que le système de justice est un pilier essentiel de notre système démocratique, et que les préoccupations au sujet des niveaux élevés de détresse que ressentent les professionnels du droit doivent aller au-delà de la profession elle-même.

« Nous devons continuer d’examiner la façon dont nous menons nos affaires, afin que nous puissions créer ensemble des environnements de travail plus sains et éliminer la stigmatisation entourant la santé mentale ».

« Avoir les données en main est une étape essentielle pour s’assurer que chacun dispose des ressources nécessaires pour surmonter ses défis en matière de santé. »

L’étude présente plusieurs initiatives de bien-être lancées par des ordres professionnels de juristes de partout au pays, dont certaines s’harmonisent avec les recommandations formulées lors de la première phase de l’étude. Des rapports d’ordres professionnels de juristes individuels offrent un aperçu de ce qui peut être fait. Me Vicars considère que les recommandations ciblées aideront à orienter les efforts continus sur cette question cruciale.

Me Fourmanoit se dit optimiste et voit ces rapports comme des occasions à saisir. Toutefois, qu’il s’agisse de donner aux gens des outils pour mieux prendre soin d’eux-mêmes, d’examiner d’autres modèles de financement ou d’avoir des fournisseurs externes, y compris des juristes d’entreprise, qui offrent des services aux cabinets, les cabinets se voient dans l’obligation de mettre en place des mesures favorisant le bien-être du personnel, un peu comme ce qui s’est passé dans les domaines de la diversité et de l’inclusion. Il n’y a pas de solution unique.

Me Hickerson est d’avis qu’il est également important de sensibiliser les gens à l’aide disponible, car la plupart des ordres professionnels de juristes canadiens ont maintenant des programmes d’aide aux juristes.

Me Fourmanoit signale qu’au cours de la prochaine année le comité sur le bien-être se concentrera sur la facilitation de conversations afin que les acteurs de la profession puissent prendre des mesures concrètes pour remédier au manque de bien-être collectif.

Bien que M. Gold dise que faire ce qui est juste devrait être une raison suffisante pour changer la profession, la réalité est qu’une analyse de rentabilisation s’impose.

Et il y en a une. Selon lui, il est possible de diriger une organisation humaine, travailleuse et rentable. Un endroit où les gens sont heureux, où ils restent, et où ils sont soutenus et généralement plus productifs. En fin de compte, le fait de ne pas avoir un roulement constant du personnel est avantageux pour les résultats et pour les clients.

« La profession juridique est peuplée d’êtres humains vulnérables et complexes qui ont besoin de beaucoup de choses distinctes pour vivre pleinement, dit-il. Elle n’est pas peuplée par une légion de machines juridiques dont le seul besoin est de travailler. »